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Marie-Dominique Massoni

Lettre ouverte du 18 mai 2002, à Marc Jézégabel, directeur de la rédaction à Télérama

Le numéro spécial de Télérama, intitulé « La Révolution surréaliste », en référence annoncée à l’exposition organisée au Centre Pompidou sinon à la revue à laquelle cette exposition doit son titre, prétend « en restituer les polémiques actuelles et en dévoiler les ramifications » (éditorial de Mme Firmin-Didot). Au vu de l’accumulation de mensonges, de calomnies, de citations tronquées qui du coup perdent leur sens, de polémiques dérisoires, d’apparentements, de filiations pour le moins inattendues, d’absences majeures, le verbe "corriger" peut décliner tous ses sens .

Nous vivons en des temps où l’on confond tous les registres, où à défaut d’argumenter sur de solides bases on préfère toutes les approximations pourvu que la formule soit choquante et clinquante (demain le lecteur aura oublié), et où l’on croit sans danger la pratique de la malhonnêteté intellectuelle. Et puis, même si les documents existent qui permettraient de confronter des points de vue, seraient-ils antagonistes, la rigueur semble tellement fastidieuse, surtout dès lors qu’il est question d’ "art" que la recherche de l’effet a supplanté la recherche.

Face à une situation, qui est pour moi d’extrême gravité, je préfère contribuer à rectifier calmement quelques points, en une sorte de double résistance, à la misère intellectuelle d’une part, à ma colère d’autre part.

A quoi bon polémiquer avec des tricheurs de haut vol quand la moindre exigence d’honnêteté fait hurler à l’assassin ? Je ne dresserai pas le catalogue des imbécillités et des ignominies nichées ici ou là, ou roulant en avalanche jubilatoire dans certaines pages. Je me permettrai de vous en donner quelques exemples.

Page 6, sous l’intitulé « Une famille turbulente », dont tout surréaliste peut mesurer l’humour, première image première bourde. Le visage attribué à Benjamin Péret est celui de René Crevel. Est-ce ce là ce que Madame Firmin-Didot appelle un "portrait chiné", est-ce le jeu "cherchez l’erreur" ? Je ne cherche pas de chinoiseries, l’erreur est humaine, et celle du maquettiste aurait pu être corrigée par un œil averti, d’autant que cette erreur est un délicieux pied de nez au critique d’art qui affirme un peu plus loin que les surréalistes étaient « homophobes ». Crevel était, vous le savez sûrement, homosexuel, surréaliste et militant révolutionnaire, comme Claude Cahun, si peu présente à l’exposition, absente m’a-t-il semblé des pages de votre magazine, et dont le texte Les Paris sont ouverts est d’une rigueur politique remarquable.

Passons sur "le pape" (Breton), cliché dérisoire et inévitable, surtout dans un journal catholique, mais pourquoi avoir choisi de mettre Delvaux et Bataille (qui ne furent jamais surréalistes) dans ces pages, quand il est tant d’absents, d’absentes ? Pourquoi, par exemple, Leonora Carrington n’apparaît-elle que bien plus loin ? Parce que le choix était de ne mettre en valeur que ceux qui naquirent au seuil du XXe siècle ? En ce cas, pourquoi devoir attendre la page 30 pour trouver mention de Styrský et Toyen, laquelle d’ailleurs n’était pas son épouse. Elle vécut de longues années à Paris et ne retourna pas en République tchèque après le coup de Prague. Une récente rétrospective à Prague a pu permettre au moindre visiteur de mesurer l’apport majeur qui fut le sien. Mais, même dans ces pages, nulle mention n’est faite de Karel Teige, alors qu’il fut à la fois un créateur et un théoricien majeur du groupe tchécoslovaque, pas plus que celui de Nezval (qui comme Aragon et Eluard devint stalinien).

En ce qui concerne le surréalisme en Tchécoslovaquie, je me permets de porter à votre attention l’exposition « Bouche à bouche » d’Eva et Jan Švankmajer, membres de l’actuel groupe surréaliste tchèque et slovaque, au musée-château d’Annecy, débutant en même temps que le festival international du film d’animation, qui fit connaître en France l’œuvre de ce cinéaste surréaliste contemporain, salué par quelques cinéastes américains ou anglais fort connus en France (Tim Burton ou Peter Greenway par exemple). Un catalogue consacré à ces deux surréalistes est publié à l’occasion.

Revenons donc au numéro spécial de Télérama et, sinon à ses fautes d’orthographe (celle concernant Arp, page 8, est pourtant délicieuse quant au triste "parti" des choses, puisque "fait partie" s’écrit comme vous le savez avec un "e" et non comme un "parti" politique), du moins à Monsieur Sterckx, dont le texte est emblématique de cette misère de la pensée dont je vous entretenais au début de ma lettre. Sa rhétorique délétère, très bien portée depuis les temps précédant le bicentenaire de la révolution française, ou environ, semble oublier que pour qu’ "On" ait voté les droits de l’homme, il fallut que certains individus les écrivissent, que pour que la V e république existât il fallut bien qu’il en existât une première, et qu’il est consternant de voir les Bouvard et Pécuchet de ces temps ou leurs trissotins d’accompagnateurs proclamer sur tous les tons que les Lumières ont mené au Goulag (l’un d’entre eux, Emmanuel Carrère, n’ayant pas même manqué de parler du "goulag mental surveillé par Breton" dans le numéro 1752 de votre hebdomadaire, (c’était vous le voyez il y a une quinzaine d’années), ou que le surréalisme est responsable du terrorisme islamiste d’aujourd’hui (dans le Monde plus récemment, sous la plume d’une personne dirigeant le musée Picasso). Que des journalistes, des critiques ou des gardiens de musée aient la volonté de critiquer le surréalisme soit, mais qu’au moins leurs dénonciations, leurs mises en procès ne se fassent pas avec des pièces truquées !

Voyons un peu ce qui entre dans la composition de l’"échec  surréaliste" et ce qui fait que cette révolution se serait "plombée elle-même" selon Monsieur Sterckx : une accumulation d’insignifiances, d’absurdités, et la haine de tous ceux qui "symbolisent l’autre".

Il est sans doute très difficile à un esprit brouillon de saisir l’organisation d’une pensée cohérente, ou à un individualiste arriviste de comprendre ce qu’est la mise en commun de la pensée. Quel "examen précis" est-il fait ici, hormis les qualificatifs dérisoires ? "Magie compulsionnelle" que les traductions de contes d’Amérique latine par Benjamin Péret, ou sa traduction du Chilam Balam de Chumayel ? "Magie compulsionnelle" que celle qui fit de Breton un des grands découvreurs aussi bien de l’art des autodidactes que de ceux qu’on appelle aujourd’hui "arts premiers" ? Les livres de Vincent Bounoure, récemment publiés (Vision d’Océanie, Le Surréalisme et les arts sauvages, Moments du surréalisme) suffiraient seuls à prouver que la "magie compulsionnelle" que ce critique d’art dénonce est faite de rigueur, de connaissance profonde, intime, des œuvres comme des civilisations qui les ont produites. "La magie compulsionnelle" doit être à chercher ailleurs.

L’ "Orient" est célébré par Artaud (cf. « Adresse au Dalaï-Lama »), aussi bien que par Breton, contrairement à ce qui est affirmé par celui qui prend la pose du procureur dans un réquisitoire qui n’est en fait qu’un appel au lynchage.

Que "l’éros surréaliste" lui paraisse piètre, c’est son droit, mais les niaiseries ressassées à foison depuis l’ouvrage "phare" de Xavière Gautier auraient dû être revues ne serait-ce qu’à cause d’un certain nombre de textes donnés à lire depuis, ou de multiples rétrospectives.

Que Monsieur Sterckx, au hasard d’une construction de phrase, attribue à Breton ce qui fut dit par un Aragon devenu stalinien ( La femme est l’avenir de l’homme) est grave à plus d’un titre. D’une part parce que tout ce qui est dit de la nécessaire lutte contre le patriarcat n’aboutit jamais dans le surréalisme à des déclarations démagogiques (cf. Benjamin Péret Le Noyau de la comète), d’autre part parce que c’est ne rien avoir compris à la question du féminin dans le surréalisme (celui de l’homme comme celui de la femme) qui fait qu’il n’y a pas de femme surréaliste, mais de nombreuses femmes qui ont été ou sont surréalistes (et qui ont pu d’ailleurs être aussi des révolutionnaires, des féministes etc.). Il y eut des surréalistes homosexuels, comme il y en eut d’hétérosexuels. Ils critiquèrent vertement en revanche les grandes coquettes mondaines (Jean Cocteau par exemple, tellement adulé aujourd’hui encore, et qui savait si bien conjuguer tous les registres de la compromission politique ou religieuse, pour faire des moulinets avec une épée d’opérette, et un académique habit vert). La morale qu’il fustige m’a permis bien au contraire de trouver l’aliment vital qui permit à ma révolte de tenir contre tout ce que ma famille voulait faire de moi, mais aussi face à l’exploitation économique, à la domination masculine, sous le signe de ce qui était et qui demeure pour moi majeur, celui de la poésie. "Morale réactionnaire" l’hommage des surréalistes à Flora Tristan, quand les plus graves marxistes ou les doctes existentialistes ignoraient encore (l’ont-ils su depuis) ce que Marx dut à ses formules ? Mon souffle en 68 était tout imprégné des exigences mêmes du surréalisme, de même mon militantisme au MLF et ailleurs, aujourd’hui comme hier. Ce qui me paraissait alors réactionnaire et extrêmement dangereux c’était le mépris de ce qu’avait réellement écrit ou dit tel ou tel, l’insouciance éthique, les raccourcis théoriques (déjà).

Qui n’a aucune espèce de notion ni de respect de l’altérité sinon celui qui dénie à l’autre d’avoir écrit ce qu’il a écrit, d’avoir fait ce qu’il a fait, mais qui taille, triture et recompose, pour le plaisir d’un mouvement de manche, ce qui a coûté (parfois la vie) à d’autres ? Je pense à Tita, surréaliste tchèque, juive, dont vous comprendrez simplement comment elle eut toute jeune rendez-vous avec la mort. Je pense à ses compagnons de la Main à plume, exécutés comme bien des résistants. Antisémites les surréalistes ? Que faire devant une telle ignominie ? Dresser la liste de tous les juifs présents dans le mouvement des origines à nos jours, évoquer les surréalistes qui militèrent et militent sans grand tapage dans des organisations antifascistes  ? Des surréalistes furent parmi les premiers militants antifascistes, dans les années trente comme au moment de la création de Ras le Front, et je tiens à votre disposition le texte qu’ils publièrent dans ce journal en juin 1993. Je pense aussi au procès Kalandra, aux persécutions subies par Teige lequel mourut avant d’être arrêté par les staliniens. Mais il importe peu aux spécialistes du numéro spécial qu’Aragon ait été exclu quand il devenait évident qu’il renonçait au surréalisme pour entrer en stalinisme, et que quiconque se réclamant de cette dictature ne pourrait plus participer aux activités surréalistes ou se proclamer surréaliste, ou que Dali ait été jeté pour avoir éprouvé quelque sympathie pour Hitler et Franco.

A quelle décence faire appel, à quel "respect de l’altérité", quand celui qui ainsi s’amuse persiste et signe dans son avant-dernier paragraphe, avec un présent de vérité générale qui est un appel au lynchage : Les surréalistes haïssent l’homosexuel (…) l’Autre. Il y a chez Monsieur Sterckx et chez quelques autres rédacteurs une manière de procéder qui me rappelle, hélas, ce qui fut pratiqué par les partis communistes en Russie et ailleurs, par les populistes et les fascistes lesquels, un jour, se transformèrent en tranquilles tortionnaires. Le "fiasco" avec les communistes évoqué in fine ne s’est pas produit parce que les surréalistes haïssaient l’autre, mais parce qu’ils surent être vigilants à toutes les manipulations, à toutes les manœuvres de ceux qui prétendaient asservir l’homme, fût-ce en accompagnant leurs menées de discours démagogiques. Voilà pourquoi les surréalistes saluèrent Violette Nozières ou Germaine Berton, voilà pourquoi les délires de Madame Duras à propos de Christine Villemin leur parurent en leur temps d’une effroyable abjection.

Avant d’en cesser, je tenais à vous signaler, ainsi qu’Alain Joubert en fait mention dans le dernier chapitre de son livre Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire, qu’il existe encore des groupes surréalistes, notamment à Paris et grâce entre autres à Vincent Bounoure, évoqué ci-dessus à propos des "arts sauvages", et à Prague (la revue Analogon en est à sa trente-troisième livraison). Si vous parlez du festival d’Annecy dans un numéro de juin, pourrais-je espérer qu’ayant lu cette lettre vous aurez à cœur d’éviter de nouvelles infamies ?

 

(pcc) à Madame Firmin Didot, responsable du numéro spécial

« La Révolution surréaliste »