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Cracher

Je ne sais pas ce que cela signifie pour vous mais, pour moi, cracher est un geste de la plus haute valeur. Prier, même, ne m’excite pas autant. Bien entendu, avec quelques petits ajustements au rituel, cela serait envisageable. L’agenouillement initial pourrait alors permettre l’ouverture d’une perspective plus expectorante qu’eschatologique. Ce magnifique geste, à la seule adresse des divinités que les hommes embrassent afin de ne pas en perdre l’image, ce geste pourrait, pour ainsi dire, permettre une relève de la garde. Gabriel déménagerait, quittant la porte du Paradis pour le creux de l’estomac, d’où sa trompette retentirait sitôt après une ingestion de lait ou de fromage, ou pire encore de crème glacée, plus soudaine qu’à l’annonce de l’une de ses déclarations hiératiques. Les autres archanges, se mettant alors eux aussi à votre service, feraient tourner délicatement, et avec une dévotion étudiée, de subtils nids de mucus sur toute la longueur de l’œsophage – voyez la merveille ! – jusqu’à ce qu’ils se ramifient dans le larynx, dans lequel toute intrusion, ne serait autorisée, en dernière extrémité, que par un justificatif en bonne et due forme produit par une haute autorité, lequel ferait suite à une requête signée par tous les esprits, souvent en conflit, qui habitent leur hôte. Car, de là, par le larynx et dans la bouche, où le grand œuvre culminerait par agglutination, le porteur le plus remarquable serait seul en mesure d’obtenir de l’orchestre au grand complet une convulsion physique à la hauteur de la tâche.

Quels que soient ses changements d’humeur, Gabriel serait requis pour souffler à la demande. Que l’impulsion soit sécrétoire ou neurologique, l’attention qu’il doit porter aux moindres fluctuations des réactions enzymatiques (c’est-à-dire aux jus bouillonnant sous ses pieds) est décisive. Sans lui, l’effet ne serait pas le même : l’appel à l’action passerait inaperçu et, comme n’importe qui, vous perdriez à jamais la sensation de cette urgence inexplicable. En effet, vous pourriez baver. Le corps expulse ce qu’il doit expulser. La sueur, par exemple, suinte à travers les pores. Paisiblement, et sans ce genre de drame qui nous pousse à la folie ou à l’héroïsme, une grande part de notre eau s’évapore tout bonnement à la surface de notre peau. Et qui en tire profit ? L’effet intrigue encore moins : nous buvons parce que nous avons soif ; n’importe quoi fait l’affaire… véritablement, il n’y a là aucune délectation. On lève le verre et on avale le liquide. Satisfaction sans comparaison aucune avec celle de l’annonciation spirituelle et agressive de Gabriel qui, quand il grimace et que l’estomac se soulève, permet au mécanisme des profondeurs de prendre alors le dessus.

Ceci fait, les archanges vont se mettre à la tâche. Dans l’ordre de préséance, ceux de l’échelon inférieur venant d’abord, ceux du grade le plus élevé clôturant la marche, chacun jette son nid pour accroître le volume de la vague expectorante. Et alors, un miracle suivant l’autre, leurs griffes s’enfoncent profondément dans la chair et leurs ailes émétiques battent pour assurer la régularité de l’ascension, à l’encontre des lois naturelles. Cet énorme effort a vite fait de les épuiser. Mais là où l’un défaille, englouti par le gouffre humide et palpitant et disparaissant à la vue (mais il sera ranimé ultérieurement par le vigilant Gabriel), un autre le remplace. Aucune assurance sinon celle du sacrifice : voilà ce qui sera laissé à la sainteté de nos pensées. Voilà bien, parmi les dons qu’ils n’ont jamais manqué de nous offrir, un héritage durable.

S’ils sont agressés, leur componction les mène à la victoire. En une dernière rotation descendante de leur corps d’athlète, ils s’arrêtent et prennent un répit très mérité qui va être, sans merci, tout aussitôt interrompu.

Le bain, d’une transparence limpide en son cœur, tangue et tourbillonne dans une turgescence de jaune – preuve de l’épave lancée en rotation ascendante vers le fond de la bouche, comme si elle demandait à être libérée de son incarcération corporelle.

Ne vous y trompez pas, l’acquittement ne peut être prononcé en l’absence du prévenu. S’avère-t-il que le poids et le caractère du crachat soient à la hauteur, une fabuleuse révolte est alors à l’ordre du jour. (Nous supposons qu’il puisse à présent recevoir l’hommage de son nom, et ceci est probable autant que son contraire). La gorge se resserre pour repousser le goémon gluant dans le sillage. Après une pause, le barattage ascensionnel reprend ; la langue se cabre, roule vers le fond et se soulève, creusant ainsi une dépression au creux de la mâchoire inférieure, qui reçoit, de part et d’autre, la marée montante. Alors, comme si tout cela se passait involontairement (Aïe ! que d’illusions sur les mœurs humaines !) d’un féroce gargouillis suppure une bulle flottante de venin pustuleux qui s’envole au travers les lèvres !

Le soulagement, titubant, devient bonheur !

Alors que le corps se calme, l’esprit se tourne vers ceux qui ont rendu cela possible ; ceux qui, avec une intelligence remarquable, ont accompli ce que le mythe biblique a révélé tout au long des âges.

Ces êtres, que l’allégorie fait connaître, existent vraiment. Et ils existent dans la poche de l’estomac, dans le tractus de l’œsophage, dans le trône de la bouche. Leur but est chose merveilleuse. Misant sur notre foi, le sang de leur vie, ils nous apportent une qualification essentielle qui rend possible, encore et toujours, le prétexte et le plaisir de cracher.

Allan Graubard

 

Martine Lequenne

Martine Lequenne