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J’en fourche ma langue

Janvier 1995, je travaille sur la préparation d’une pièce de théâtre et, comme souvent dans ces cas-là, je dors mal. Mon sommeil agité me laisse le plus souvent épuisé, et les nuits se passent entre de brefs instants de sommeil et de longues plages d’insomnies.

Je dois m’être assoupi depuis quelques instants quand une phrase, ou plutôt un tronçon de phrase, me vient à l’esprit. D’habitude cela n’a aucune espèce d’incidence, et au matin je ne me souviens de rien. Mais, là, la phrase reste, distincte, entière et, ce qui est terrible, c’est que la phrase que j’entends avec précision dans mon demi-sommeil est d’apparence idiote. Elle me semble tellement idiote que je me la répète : « Les mules bornées, l’ânesse confuse du Pape se passent de la calotte. » Soudain et de façon confuse, j’ai l’impression et même la conviction que ce tronçon est en fait une contrepèterie, et cette conviction me réveille totalement. Allongé, me voici en train de passer en revue tous les sens de la phrase afin de trouver, ou plutôt de retrouver la contrepèterie que, maintenant, j’en suis certain, j’ai entendue dans son entier. Mais ce qui allait de soi tout à l’heure lorsque je dormais presque devient tout à coup fastidieux. Même si j’ai toujours eu un faible pour les jeux de mots, il me faut d’ordinaire un peu d’entraînement pour ce genre d’exercice. Agacé, je me lève, j’écris la phrase, et la contrepèterie me réapparaît. Satisfait, je vais me recoucher. A peine suis-je en train de somnoler qu’une autre phrase survient, puis une autre. Me voici en train de jouer avec le langage avec une rapidité et une précision qu’il ne m’a jamais été possible d’atteindre éveillé.

J’ai la sensation d’être suffisamment assoupi pour que les mots prennent leurs aises et suffisamment lucide cependant pour en apprécier toutes les subtilités. Les phrases s’enchaînent et se déchaînent et me voilà les enfourchant sans fourcher. Après les « molles burnes et l’anus qu’on fesse du Saint-Père », voici des « sauvages et beaux hissant haut les voiles » qui ne sont pas de « sages veaux obéissant aux lois veules », puis un « chignon qui pend » et une « Claire nue lassée qui tire au sort l’amant » alors que « le champignon nucléaire, hélas, au tir sent la mort ». Je ressens une sorte de vertige, de plaisir indescriptible. J’ai comme l’impression qu’il y a là quelque chose d’intarissable, qu’il me suffit de « songer » à une phrase pour qu’en même temps m’en soit révélé (rêve ailé ?) toutes les facettes et les coulisses. Je n’ai même pas le courage de me lever pour noter ce qui me vient, de peur de perdre cette facilité soudainement acquise.

Au réveil, il me reste le souvenir merveilleux d’une nuit passée à jouer ainsi entre veille et sommeil. Mais les nuits suivantes ne m’apportent plus rien.

Ayant pris connaissance d’une aventure quelque peu similaire survenue à Michel Zimbacca, elle aussi en janvier 1995, et relatée dans la communication-enquête Conseil de nuit, je lui parle de ce qui m’est arrivé. Le soir même de cette discussion, les jeux de demi-sommeil me reprennent. Une discussion sur le même sujet avec Guy Girard, courant 1996, a le même résultat. Cette activité semi-consciente semble répondre à des sollicitations externes, comme si, maligne, elle attendait une permission pour se déchaîner, alors que mes efforts volontaires pour provoquer une telle « crise » à l’état d’éveil se soldent par une fin de non-recevoir.

La dernière « crise » (particulièrement riche, puisqu’en deux nuits consécutives cinq phrases se sont imposées) eut lieu lors des événements autour des sans-papiers en août 1996. Devant nous lever tôt pour aller rejoindre les familles à Saint-Bernard, je dormais d’un sommeil léger propice à l’état de demi-sommeil. L’attaque des gardes mobiles et la violence contre l’église me donnèrent également matière puisque dans la nuit qui suivit j’entendis : « La géhenne, jet de haine ne gêne pas les légers gênes des héros et des généraux » et un « Hé ! gentil gitan le temps gît tant qu’on t’en jette ».

Cette expérience qui n’a sans doute pas pris fin pour moi, me pousse à me poser les questions suivantes :

1. Sur le langage

Le langage que nous utilisons tous les jours n’est pas innocent. Il est en quelque sorte miné de l’intérieur. A quel point sommes-nous consciemment avertis de cela ? Nous contentons-nous de construire nos phrases en vertu de leur sens manifeste, ou bien un jeu inconscient et pervers se met-il en branle dès que nous parlons, afin de créer en parallèle un langage essentiellement ludique, guidé en cela par une sorte de principe de plaisir ? (il serait ainsi instructif de traquer les contrepèteries et autres jeux occultes du langage dans les discours politiques par exemple.)

L’automatisme verbal, qui donne souvent lieu à des assonances, onomatopées, allitérations ou glissements sémantiques, n’est-il pas d’abord une manifestation ludique du langage ?

L’apprentissage de la langue dans notre enfance qui a pu prendre forme d’un jeu ne nous conditionne-t-il pas à cet usage essentiellement ludique de la parole ?

2. Sur l’état de demi-sommeil

La frange entre sommeil et état de veille me semble offrir une entrée sur l’espace incontrôlé du rêve (j’ai pu ainsi quelquefois « diriger » ou du moins influencer un rêve par le passage à cet état). Quel usage faisons-nous les uns les autres de ces moments ? Quel type de connaissance cela nous offre-t-il, à la fois sur notre activité consciente et inconsciente ?

Bertrand Schmitt

Karol Baron : Majalesy

Karol Baron : Majalesy