propos de jeux, on aura sans doute remarqué que la Civilisation surréaliste (Payot, Paris, 1976) fait
la part belle au « jeu des récits parallèles », et à sa transposition en « objets parallèles », sans jamais aborder le «
jeu des contraires » autrement que par allusions générales ou nettement ésotériques, comme on peut en déceler,
par exemple, dans l’« Introduction à la contrelexie » de Bernard Caburet. Or ce jeu, dont la règle, venue un beau
matin sous la plume de Michel Zimbacca, fut publiée en novembre 1970 dans le premier numéro du Bulletin de liaison surréaliste, n’en avait pas moins que d’autres alimenté le regain surréaliste des années 70. Ce silence,
d’après ce que j’en perçois aujourd’hui, m’a tout l’air d’une occultation délibérée.Le « jeu des contraires » procédant par juxtaposition plutôt que par concomitance des écritures, l’automatisme y
restant apparemment plus solitaire ou confiné, et le souci de la règle lui substituant parfois le seul exercice de la
rétorsion, il a pu paraître offrir un accès moins direct à l’intelligence du fonctionnement réel de la pensée et des
ressorts collectifs du langage que le « jeu des récits parallèles », ouvrant quant à lui une large baie à l’automatisme
collectif. Une autre raison était qu’un livre, dont Vincent Bounoure a présenté les grandes lignes aux lecteurs du
BLS (« Ni ni pour », BLS, n° 4, décembre 1971), aurait dû accompagner ou suivre la Civilisation surréaliste. De ce
Traité des contraires subsistent aujourd’hui des chapitres de belle portée, dont l’arc exige de vibrer avec quelque écho – et qui seront publiés, puisqu’ils y étaient destinés.
L’ambition du Traité, telle qu’elle s’y trouve formulée à propos de Lautréamont, était d’abord de montrer combien,
rapproché de ses divers analogues savants ou populaires et de certains traits bien connus de la pensée consciente
ou inconsciente, le « jeu des contraires » met à nu des mouvements constitutifs de l’esprit humain, mais aussi d’en
tirer une démonstration matérialiste de la dialectique hégélienne, de nature à prolonger celles qu’avait proposées
Breton. Le fait que la démonstration soit demeurée « en plan », ou que ses lemmes ne se lisent qu’en pointillés,
n’enlève rien à la validité opératoire du théorème, qu’on pourra trouver ainsi paré de surcroît du luxe des défis
théoriques. Interpréter, démontrer, théoriser sont d’autres jeux, sinon souvent encore la continuation de jeux poétiques à d’autres fins.
J’en ai trouvé récemment une confirmation éclairante chez l’auteur du Château d’Otrante, dont René de Ceccatty a
fait connaître il y a peu la Mère mystérieuse (Corti, 1991), tragédie noire valant le roman, suivie d’autres textes non
moins remarquables. On connaît en France les excentricités architecturales, sentimentales et romanesques
d’Horace Walpole, on en ignore trop les accents parfois proprement swiftiens, telle cette « Charade : « Ce que Dieu
n’a jamais créé et dont il a interdit la création et qui pourtant chaque jour est créé et a une âme qu’il faut sauver ?
Réponse : Un cocu. » Dans ce volume, sous le titre Non, rien, écrit par personne, on trouve une lettre de Walpole à Lady Ossory, datée du 19 janvier 1772, visant à mettre en garde sa corres-pondante contre l’épidémie de
philosophie de son temps – l’antiphilosophisme de l’auteur étant à la mesure de son anticatholicisme –, et qui formule très précisément la règle d’une sorte de « jeu des contraires » métaphysique.
« […] Croire que notre époque est plus sage que la précédente, est une affirmation aussi arbitraire que d’adhérer à
une religion quelconque, sous prétexte que c’est la religion de notre pays – un compliment que l’on se fait à soi-même et non pas une preuve de notre foi ou de notre sagesse.
« Ce raisonnement me paraît montrer clairement que tout système et son inverse sont vrais de la même manière.
Maintenant que notre époque est singulièrement philosophique, sans être particulièrement douée pour l’invention,
presque toutes les nouvelles philosophies n’étant guère plus qu’une résurrection d’anciens systèmes explosés, vêtus de phrases empruntées à des procès expérimentaux, je recommanderais à quiconque nourrit l’ambition de
fonder une nouvelle secte, de prendre n’importe quel système tombé en désuétude, d’en construire un nouveau en
prenant tout à revers. Cela suppléera à son manque d’imagination et tiendra probablement mieux que toute théorie qu’il forgerait en puisant dans ses propres conceptions ou souvenirs.
ais, dans la mesure où toutes les inventions primitives sont naturellement simples, il pourrait être difficile, si l’on a recours à de très anciens systèmes, de trouver une matière suffisante à la
contradiction. L’objection risque aussi d’être trop évidente. Dans un tel cas, je recommanderais la réunion de deux anciennes théories, qui puissent être contredites ou fondues l’une dans l’autre de
manière à se contredire, – avec diverses autres combinaisons, à la discrétion de l’auteur. Comme l’exemple est la meilleure méthode d’illustration, essayons ce qui peut être fait.
« L’une des plus anciennes doctrines qui nous aient été léguées est la transmigration des âmes dans d’autres
corps. Une autre, mais beaucoup plus récente, est l’immortalité de l’âme […]. Pythagore, ou qui que ce fût qui le lui
enseigna, considérait que les âmes, après le décès des corps auxquels elles avaient été annexées, erraient avant
de prendre place dans de nouveaux corps. Doctrine très simple, mais dont l’inverse serait tout aussi sensé. Je
voudrais donc (après avoir adopté l’inverse de l’autre proposition que j’ai mentionnée ci-dessus, c’est-à-dire
l’immortalité de l’âme, qui, je l’affirme, est mortelle) avancer que plusieurs âmes passent successivement dans le
même corps. Et que, lorsqu’une âme meurt, une autre prend aussitôt sa place – système qui, permettez-moi de
vous le dire, expliquerait les diverses contradictions que nous observons dans l’humanité, de façon beaucoup plus satisfaisante que l’idée reçue de l’alliance d’une âme et d’un corps […]. »
Walpole montre ici comment la philosophie peut en venir à « se manger elle-même », selon le mot de Lichtenberg.
C’est à propos de ce dernier que Goethe affirmait : « Lorsqu’il fait une plaisanterie, c’est qu’il y a là un problème
caché. » Le commentaire vaut aussi pour Walpole, lorsque, sans faire mine de rien, il ébranle la métaphysique
traditionnelle par le rappel d’une question elle aussi classique, la discontinuité des états de conscience, ou encore
de ce qu’on nomme aujourd’hui les « troubles de la personnalité », et qu’il révèle des « tueurs d’âmes » chez les
prêtres, convertisseurs, confesseurs ou exorcistes, dont sa tragédie dévoile par ailleurs les pratiques infâmes. Mais
son « jeu des contraires » philosophique offre encore bien d’autres perspectives, pour le passé de la pensée comme pour l’avenir de la poésie.
Ni ni pour s’ouvrait sur cette épigraphe empruntée à Jamblique : « Héraclite pose en principe qu’il se fait
nécessairement des échanges de contraire à contraire ; il présume que les âmes parcourent le chemin vers le haut
et vers le bas et que, pour elles, rester aux mêmes lieux est une fatigue, changer de lieu est un repos ». La
première et la dernière des propositions sont d’une lumière prophétique. Je ne sais ce qu’aux lecteurs de 1971
pouvait évoquer « le chemin [des âmes] vers le haut et vers le bas », sauf à leur rappeler un probable spiritualisme
de l’éphésien. Mais pour se contredire tant sur le sort des âmes que sur la valeur et le sérieux des principes, n’apparaît-il pas aujourd’hui qu’Héraclite et Walpole s’éclairent mutuellement ?
parcourir pour l’occasion les fragments des philosophes présocratiques, il semble du même coup qu’une part notable de la « pensée grecque », comme on aime à dire, procède du même genre de « jeu des
contraires » ou de l’exercice systématique de la rétorsion – sans que quiconque aujourd’hui puisse assurer, sans
rire et autrement que par sentiment, que ces « penseurs » étaient, à l’époque, réellement pris au sérieux. à qui
voudra, il ne sera pas malaisé de mettre en évidence la part de ce jeu-là dans les dialogues platoniciens, ou de
mettre en relation de jeu la proposition euclidienne de l’infinité de droites passant par un même point avec le
principe qui sous-tend les paradoxes de la flèche et d’Achille attribués à Zénon d’Elée, celui d’une droite passant
par une infinité de points, où le coureur le plus rapide ne peut rattraper le plus lent qu’à la limite, et où le mouvement
est appréhendé, par une intuition géniale, comme infinitésimal. Jeu qu’on suit jusque chez cet helléniste plus grec
que les Grecs, Nietzsche, défiant les philosophes avec son : « Et pourquoi pas plutôt le non-vrai ou l’incertitude ? »
Le plus important n’est encore probablement pas là. Le Traité des contraires fait état d’une grave difficulté,
rencontrée à la première épreuve du jeu : « Il y avait plusieurs manières de jouer. Jeu injouable, règle inapplicable,
dès les premiers jours, nous allions le répétant, attentifs aux voies qui s’ouvraient dans le carrefour des papiers
tournants. Formuler le contraire est impossible ou sans intérêt. Le jeu prend fin dès que tombent sur le tapis le
haut, la gauche, le mal […]. Ainsi rencontrions-nous des idées-ornières, celles qui ne peuvent être contredites qu’à
l’intérieur d’une bipolarité rigide […]. D’où cette clause complémentaire, très vite tacitement observée par les joueurs
: s’interdire l’emploi des polarités biunivoques, puisque le jeu n’existe que dans les territoires où le contraire du
contraire n’est pas l’identique […]. Le vocabulaire abstrait se révélait définitivement impropre aux manipulations dont
nous attendions que jaillisse la lumière utile aux explorations […]. Le jeu des contraires se joue avec des choses
ou, si l’on préfère, avec des représentations sensorielles, opposables les unes aux autres à partir de l’expérience directe. »
Cette difficulté, Walpole l’a manifestement rencontrée, puisqu’il suggère, s’agissant des « polarités biunivoques » de
systèmes trop simples pour y « trouver une matière suffisante à la contradiction », et où « l’objection risque aussi
d’être trop évidente », la « réunion de deux anciennes théories » éventuellement « fondues l’une dans l’autre » pour
donner quelque consistance à l’esprit de révolte. La pensée poétique embourbée dans les « idées-ornières » ne trouve pas là seulement un cric ; elle a également l’occasion de reprendre quelque ascendant et d’exercer une
pression décisive sur des idées abstraites trop inconsistantes, isolément, pour supporter la contradiction, mais dont
il est loisible de composer des bouquets, quand leurs jonchées ne sont pas déjà prêtes à être piétinées.
Et tel était déjà le traitement appliqué par Lautréamont, dans Poésies, aux vocabulaires biunivoques de la morale et
de la philosophie, l’amenant à observer : « Je ne connais pas de moraliste qui soit poète de premier ordre », ou
encore « Les philosophes ne sont pas autant que les poètes », pour conclure sur preuves : « Les poètes ont le droit de se considérer au-dessus des philosophes. »
’est au vocabulaire abstrait de l’art, présumant l’œuvre « noble » autant qu’« unique », que les ready-made de Duchamp apportaient une contradiction délibérément matérialiste, y compris dans les
sens éculés et vulgaires du terme. Sans doute ne doit-on espérer d’un « jeu des contraires » conceptuel, qui suppose quelque labeur, les mêmes provendes vite obtenues dans le bonheur de
séances vouées à l’exaltation de la vraie fantaisie. Cependant la résistance opposée par le vocabulaire abstrait a l’utilité de rappeler que le rôle de l’association d’idées est indispensable à
l’exercice de la contradiction, et de restituer la hiérarchie réelle des activités de l’esprit. La dialectique
est inséparable de l’analogie, dont elle n’est peut-être qu’une manifestation particulière. N’est-ce pas aussi cette
alliance secrète qui génère le trait d’humour, et qui pourrait donner une nouvelle vigueur à la pratique offensive du scandale ?
Voilà pourquoi je suggère que les jeux fassent l’objet d’une exploration systématique, dans tous les domaines –
sans crainte d’enlisement puisque des crics existent, qui ont été trouvés ou qui vont l’être – avec l’assurance que
leurs ressources restent inépuisées, sinon inépuisables, et dans la perspective d’une reconquête globale, dans une
époque qui n’est pas non plus particulièrement douée pour l’invention. Pour m’en tenir aux deux jeux évoqués ici, et
qui – beau hasard – entretiennent entre eux une relation manifestement dialectique-analogique, le « jeu des récits
parallèles » n’a pas seulement ouvert la voie à celui des « objets parallèles ». Il a aussi donné lieu à une
réinterprétation et à une pratique, solitaires à ce que je sais, de Martin Stejskal, consistant à cheminer visuellement
d’une image donnée à l’autre – valant dénonciation, en l’espèce, des manipulations de la photographie « historique »
par le pouvoir néo-stalinien. à ce possible « jeu des photos ou des illustrations parallèles », dont il serait vain
d’attendre le même type d’automatisme individuel ou collectif qu’avec l’écriture, mais dont la pratique collective en
apprendrait plus que tout test de Rorschach, pourrait correspondre un « jeu des contraires visuel », de même qu’on
pourrait beaucoup espérer d’un « jeu des objets contraires », et d’un « jeu des théories parallèles », etc. Comme
écrit Walpole moins par prudence que par exacte intuition, les règles en sont « à la discrétion de l’auteur ».
Gilles Bounoure |