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Squeléïdoscope

Le matin du 4 février 1993, je fis ce rêve :

Dans une réunion amicale, je propose que l’on s’interroge sur les usages irrationnels que l’on pourrait tirer des os à moelle. Il me paraît que l’on pourrait s’en servir de télescopes temporels pour connaître le passé et l’avenir. J’ai maintenant la vision de Goethe assistant à la bataille d’Austerlitz. Il vient de scier en tronçons d’une dizaine de centimètres de long quelques os à moelle et, les ayant ajustés bout à bout, il plonge son regard à l’extrémité de ce cylindre comme par la margelle d’un puits pour scruter le mystère de l’abîme. Il devine ainsi l’issue de la bataille, qu’il observe maintenant usant de ses os comme d’une longue-vue… Je le vois ensuite l’année suivante, tentant la même expérience devant la bataille d’Iéna. Mais là, sa mine se fait soucieuse, car les résultats sont loin d’être aussi concluants.

Lisant il y a quelque temps « les Nuits du veilleur de nuit » de Jean-Pierre Guillon, je remarquai parmi ce recueil de récits de rêve celui-ci, daté de la nuit du 12 au 13 novembre 1993 : Un linguiste un peu fou m’assure qu’à l’aide de calculs très savants, il est parvenu à trouver le poids exact et la valeur réelle de tous les mots de notre langue. Ainsi, selon lui, le rêve, le mot « rêve », ne pèse que deux grammes et ne vaut que deux francs ! Puis il exhibe un objet bizarre, formé de deux morceaux d’os de tibia emboîtés l’un dans l’autre. Il les fait coulisser sous mes yeux et me demande d’admirer à l’intérieur le jeu complexe de lentilles convergentes et divergentes. Ceci, me dit-il, est une longue-vue. Mais à côté du mot « rêve », ce pauvre petit mot de quatre lettres, je vous laisse imaginer le poids et la valeur que mes calculs vont donner au mot « longue-vue ». Jugez vous-même ! Et il me montre ses résultats : des chiffres astronomiques avec une suite impressionnante de zéros, comme dans certains tableaux de Wölfli !

Micheline Bounoure : Moi aussi j'avais été scalpée.

Micheline Bounoure : Moi aussi j'avais été scalpée.

Que penser de la similitude de ces deux rêves en lesquels apparaît une improbable longue-vue en os ? Pour prévenir toute solution facile, je dois dire que je n’ai avec Jean-Pierre Guillon, qui habite Quimper, qu’une fréquentation surtout épistolaire, quoique ces dernières années nous nous rencontrions au moins une fois l’an à Paris : mais je ne me souviens pas lui avoir narré, ni en 1993 ni depuis, mon rêve.

Faute de disposer d’une collection des éléments diurnes qui ont pu prédisposer à ces assemblages optiques, je ne m’essaie pas à une analyse de ces deux récits. Je constate seulement que sous ces bricolages se profile le désir de tout voir, de tout connaître. Semblable à l’ambition du poète ou d’un linguiste un peu fou, le regard s’exalte à confondre le visible et la vision, le spectateur et le spectacle en un mouvement coulissant, comme l’acte sexuel. Moule et contre-moule du désir, phallus du voyeur intérieurement doublé du vagin de la voyance, cet objet qui circula d’un esprit à l’autre, où est-il maintenant ? Les instruments d’optique onirique sont le bien de tous. Mais qui établira la loi de leur fonctionnement symbolique qui s’exerce, d’un rêveur à l’autre, aussi rigoureusement que celle qui prête mêmes poids et valeur au rêve et à Iéna, mots de quatre lettres, mais hésite fort justement quant à l’équivalence entre Austerlitz et la longue-vue, qui ont respectivement dix et neuf lettres. Car ce trait d’union du second mot vaut-il, oui ou non, une dixième lettre, au risque d’accroître au résultat final, ces chiffres astronomiques avec une suite impressionnante de zéros ?

Guy Girard