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Rêve de mai

J’attends le bus n° 52 dans la montée qui à Lyon mène de Gare-de-Vaise à Gorge-de-Loup.

Le bus arrive mais s’arrête au milieu de la chaussée comme un tram. Je m’avance. Il n’est pas rouge et jaune mais caca d’oie et noir et a une plate-forme (seule la cabine du chauffeur est couverte). Des gens vêtus de noir l’accompagnent et semblent tenir d’invisibles cordons de poële. Leur visage est à la fois comparable à des têtes de mort en pain d’épices (comme les gâteaux de Kutna-Hora), des masques à gaz et à de la peau de canard grillée presque brisée mais pas desséchée.

Sur la plate-forme, des cadavres ressemblant comme des frères à leurs accompagnateurs sont empilés comme si on allait les jeter dans un charnier.

Je demande ce qui s’est passé, et un des personnages noirs me répond avec un mépris agressif : « Comment, vous ne savez pas qu’il y eu une catastrophe écologique dans le Massif central ?… Mais vous n’écoutez pas la radio, vous ne regardez pas la télévision ? » Non, je ne regarde jamais la télévision. Je sens la colère monter en moi, je piquerais volontiers ces chairs avec des aiguilles pour savoir si elles sont à point. J’apprends que les êtres humains ont été grillés comme des gousses d’ellébore et qu’ils peuvent à tout instant éclater en poussière noire comme des vesces de loup.

Plan suivant : une église très grande. Je suis dans la rangée de droite. A gauche de l’autel, un retable figure une descente de croix comparable à celle de Rosso Fiorentino, mais sans les couleurs. On est ici dans les tons terre brûlée. C’est un retable vivant et répugnant composé par des victimes de la catastrophe. L’office des morts commence. Des gens se couchent dans la travée centrale. Messe d´« intégristes ». Je suis noire de colère. Je me réveille.

 

Rêve de la nuit du 29 au 30 septembre 1994

Voyage en voiture, avec Jean-Jacques, dans le Massif central. Nous sommes au sud de Clermont-Ferrand et allons à Rodez. Nous nous arrêtons et consultons la carte. J.-J. suggère que nous passions par le Larzac afin de contourner la montagne par le sud, en empruntant l’autoroute. Il me montre du doigt l’autoroute Narbonne-Toulouse. Cela nous éviterait les lacets. Mais une route cupa (sombre) m’attire par son vert humide et sa promesse de fraîcheur. Nous voilà engagés. La route devient un chemin caillouteux de plus en plus semblable au lit d’une rivière.

Nous arrivons dans un village, entrons dans une maison ancienne. Je suis certaine qu’elle appartient à Pierre Peuchmaurd, et que nous ne sommes pas loin de Brive. Lieu très beau, comme fossilisé dans sa poussière, une « maison de rêve ». Immense pièce à la fois cuisine à l’entrée, bibliothèque et chambre (au moins deux grands lits dont un au milieu). Personne. On s’installe. Vieux fauteuils (de type crapaud), livres qui semblent dormir depuis des siècles. Je regarde, curieuse, les rayons d’une bibliothèque haute d’un mètre qui longe en parallèle un mur couvert de livres. Coffrets rouge passé, quelques éditions originales des années cinquante, certaines délicatement rongées aux angles par des souris. Je m’assieds en tailleur et commence un inventaire du regard du rayon du bas. Attirée par les coffrets au rouge délicieusement passé, je les ouvre (comme des « paradis »). Ils contiennent des livres rouges (y compris celui dit des pensées de Mao Tsé-toung). Casus belli d’Anne Marbrun est dans le même coffret que le Portefeuille du marquis de Sade. Marbrun et Lély ensemble, c’est bien. Forte tension érotique. J.-J. manifeste sa désapprobation à me voir agir ainsi.

Entrée silencieuse d’un couple. D’autres personnes les suivent avec des paniers de vivres et des sacs à dos (elles ressemblent à des baba-cool). Les deux premiers arrivants ont disparu dans des draps de lin encore délicieusement riches et lumineux, ils font l’amour. Personne n’adresse la parole à qui que ce soit.

Toujours assise, je continue mes investigations, je lis des poèmes. Je m’enquiers de l’éventuel passage de Pierre Peuchmaurd, j’apprends qu’il n’est pas certain (P. P. et sa compagne ne venant pas toutes les semaines).

La porte s’ouvre sur une silhouette de gitane pulpeuse (genre Claudia Cardinale). Jupe blanche à pois rouges. C’est Anne Marbrun, oiseau gitan. Je l’imaginais tellement menue ! Elle semble danser, voler, elle a changé le rythme du lieu, tout en lui maintenant son opacité au temps.

Entrée d’un nouveau couple. L’homme de dos cache en partie la femme qui l’accompagne.

– Pierre ! (il se retourne)

– C’est toi Marie-Dominique !

Il ressemble aux photos de lui que je connais. Il a vingt-cinq, trente ans, ce visage bien sûr c’est celui de « mon » Pierre, « mon ami Pierre » perdu depuis l’enfance. On se serre très fort. Grande émotion. Anne-Marie Beeckman et lui ne resteront qu’une journée, ils partiront, comme de coutume, le dimanche à seize heures.

Je m’éveille heureuse des retrouvailles.

L'ossuaire de Kutna-Hora

L'ossuaire de Kutna-Hora

Des matériaux de ces rêves, j’ai mis au jour nombre de fils de chaîne d’enfance, ou de trame d’adulte, lors de séances d’analyse. Mais que faire de la cartographie des attractions passionnelles qu’ils proposent ? A la Corse, Lyon, Perpignan ou Coulon, je pourrais ajouter San Cristobal, Oaxaca, Prague, Bali-Sumatra-Java (en un seul souffle), Nantes, d’autres lieux encore. Certains ont révélé leur intense pouvoir (négativement ou positivement suivant les moments de ma vie), d’autres n’ont d’existence qu’en rêve. De ces lieux me viennent, me viendront des êtres auxquels me tient une invincible attraction, un autre temps, et ces êtres en transmettent la magie.

Quelle cartographie magique de nos rêves pourrions-nous dessiner ? Où nous promenons-nous la nuit ? Quelles y sont nos rencontres, les modes de celles-ci ?

Cette géographie onirique se révélant aussi à l’état de veille, que deviennent alors ces hauts lieux ?

Certaines empreintes magnétiques libéreraient-elles des possibles de notre psychisme « à la faveur de moments privilégiés » ? Certaines images, certains mots, peuvent-ils par leur seul pouvoir donner des ailes à notre Hermès intérieur, lui permettant d’abolir les distances, de nous faire voir autrement que par l’entremise de la rétine, à d’autres moments que ceux du rêve ?

Des lieux ont par leur nom, par leur carte, par une photo, établi une accroche essentielle avec notre inconscient. Quand, comment au-delà de la vérification de leur pouvoir magique ont-ils eu partie liée avec notre vie ?

M.-D. Massoni