Mordysabbath et la création fusionnelle Expérience
Hiver 1990. Notre coup de foudre a eu lieu trois mois plus tôt et nous ne nous sommes guère quittés depuis.
Nous nous plaçons côte à côte, debout, devant une grande feuille de papier (blanc), d’autres feuilles blanches à portée de main et quelques bouteilles d’encres, sans autre but que de rester
ensemble tout en continuant à porter témoignage, à créer. Nous n’escomptons aucun résultat particulier des dessins qui vont surgir. Trois grands dessins très rapidement exécutés
sans souci esthétique en résultent. Ils ont cette particularité que nous avons du mal à imaginer avoir contribué à ces œuvres. Dans les jours qui suivent plusieurs amis peintres partagent cet
étonnement. Nous jugeons rapidement que ces œuvres sont le produit d’un état fusionnel (voir commentaire). Nous avons fait depuis 1990 quelques dizaines de dessins
ensemble dont une partie sont signés de nos noms séparés. Seuls ceux qui résultent d’une création fusionnelle sont signés « Mordysabbath ». Si nous utilisons un pseudonyme, ce
n’est pas seulement pour distinguer ces dessins fusionnels de nos autres dessins communs mais aussi parce que dans ceux-ci nous n’y reconnaissons pas nos inspirations coutumières, même
superposées, mais une inspiration pour l’essentiel toute nouvelle. Ce qui réalise un état de fusion élevé, c’est surtout le désir inconscient et conscient d’y atteindre. Cependant
certaines règles semi-spontanées nous semblent favoriser ce processus : – œuvrer toujours aux mêmes moments à la même œuvre. – Métamorphoser systématiquement ce
que nous pouvons distinguer comme la contribution de l’autre. – Pendant l’acte, ne formuler aucun projet, aucune critique. N. B. : Au niveau technique, qui n’est pas et ne nous a jamais semblé déterminant, une question s’est posée à nous : celle de reconnaître nos
contributions respectives. Nous nous sommes aperçus, en employant des plumes ou des encres différentes, que chacun avait très souvent tendance à adopter un style de graphisme qui semblait
appartenir à l’autre, bien que nos techniques soient au départ fort différentes. Que l’on puisse reconnaître nos contributions respectives ou non ne nous importe pas beaucoup : ce qui nous
importe n’est pas le contenu manifeste mais le contenu latent de ces œuvres. Commentaire
Nous appelons fusionnel l’état où la conscience de la séparation entre les individus se perd et où cette
séparation elle-même tend à s’estomper : les désirs de chacun se fondent dans le flux des désirs de l’autre. Il n’y a pas de relations humaines sans un minimum de fusion des
désirs, mais le plus souvent c’est la séparation en entités individuelles qui sert de base aux relations humaines. Il y a des exceptions très évidentes comme certains états de transe collective
et certains moments d’une relation amoureuse, en particulier lors de l’acte érotique authentique. Toutefois, une fusion élevée présente de multiples dangers et n’est pas à tous moments possible
ni souhaitable. Pour l’exécution de nos dessins communs, nous n’avons pas toujours suivi cette tendance et parfois nous avons réagi contre elle (les œuvres qui en résultent sont signées de deux
noms). Mais à plusieurs reprises depuis près de six ans nous avons pris le parti d’élever au plus haut le processus de fusion. C’est devenu pour nous un rite coutumier. La
concrétisation systématique de notre tendance fusionnelle n’a pas eu pour conséquence une influence réciproque ou non au niveau de nos œuvres individuelles mais au contraire un écart accentué
entre nos sources d’inspiration personnelles. Mordysabbath, en partie incarné(e) en deux individus mais refaçonné(e) par un désir et un imaginaire inconscients et qui nous
dépassent est réfractaire à la division traditionnelle des êtres. En ce sens, notamment, c’est un être surréel. L’être mythique qu’est devenu pour nous Mordysabbath ne pratique
pas seulement le dessin (et le conte, voir S.U.RR... n° 1). Il s’adonne à d’autres modes d’objectivation de la sensibilité, telle par exemple la dérive. Il n’est pas limité au domaine artistique
pour lequel il n’a d’ailleurs pas de prédilection particulière. Ody Saban et Thomas Mordant |