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Violent appel à exister

J’avais onze ans quand me fut soudain imposé de l’intérieur ce qui me sembla d’abord une invraisemblable puissance de perception et une grotesque farce.

Je sentais chaque chose dans ses détails les plus minces, les moins soupçonnés et sous différents jours tout en conservant un sens de la globalité. Et chaque chose était une énigme et un avertissement perçu comme une gravité inconnue, évasive et solennelle. Chaque chose était promesse et menace, urgence sans fin, étrangement paisible.

En même temps, tout était imprégné jusqu’à la moelle d’un humour définitif qui m’aida à résister.

Je ressentis un choc et restai alité. Je m’abandonnai à une intense et longue angoisse protectrice, estompant la vigueur de toutes ces impressions. Mon entourage était provisoirement lointain. Dans le tissu musical de leurs voix qui se voulaient anodines, je percevais un grain d’une texture à la fois auditive et tactile qu’ils ignoraient manifestement.

Chaque bruit (craquement de bois, battement de cœur, froissement de draps ou mon souffle brûlant mes narines) avait une intonation chargée de messages et de questions complètement immergés malgré un gigantesque écho et l’instant n’était pas venu de chercher à déchiffrer, encore moins à répondre. Toute forme, couleur, mouvement ou immobilité pouvait incarner un « sphinx » particulier qui prenait les poses les plus saugrenues pour soutenir des interrogations hermétiques. Un anneau de fer se crispait en spirale sur les bords extrêmes des cahiers ; un pot de colle épais, cylindrique débordant ubuesque et magique s’élevait lourdement sur ma table d’écolier. L’odeur de la colle comme toute autre odeur avait presque cessé d’être agréable ou désagréable pour se déployer dans sa nature infiniment symbolique.

La puissance la plus grande, l’appel le plus apocalyptique, la plus sérieuse plaisanterie venait de l’intérieur. N’importe quel mot bouleversait tout mon entendement, chacun avait son étrangeté spécifique. Quoique solidaire de celle de tous les autres mots. Ce que tout enfant scolarisé connaît, ce qui a été dit par Lichtenberg : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin », était là tout-puissant. Les mots se gravaient à l’envers sur mes tympans – ceux que je pensais, ceux que je prononçais ou que l’on m’adressait – tous vidés de leur sens commun, en attente d’un autre. Le tourbillon étudié au microscope des signifiants et des intuitions m’absorbait en entier pour me laisser la nuit à un sommeil dont les rêves ne laissaient pas de trace. Pendant dix jours, pour toutes ces raisons, je m’abstins dans la mesure du possible de toute pensée réfléchie.

Le toucher m’envoyait en permanence ses instantanés hallucinants. J’essayais de préserver les lieux du corps les plus immédiatement sensibles au contact (visage, mains, etc.). Si un doigt effleurait le coton il couvrait l’équivalent de larges territoires de promenades. Chaque maille était un précipice avec une forme, une matière et des variations de température singulières.

Parmi l’énorme profusion des sensations qui s’offrait, je m’imposais de sévères restrictions. Mais je ne pouvais pas m’empêcher tout à fait de ressentir, de comparer… Pire, plusieurs fois par jour, j’étais pris de dangereuses curiosités qui m’amenaient à des incursions périlleuses dans les domaines que je m’interdisais des mots, des mouvements, des regards. Alors, pour éviter l’indicible, je me précipitais dans les bras bienveillants de l’angoisse. Mon sang sifflait comme une sonnette d’alarme pour annoncer ces visites éprouvantes en moi. Il convenait d’être vigilant. Je ne pouvais m’empêcher de l’être bien au-delà des forces que je me connaissais. Aujourd’hui (et depuis la fin de la courte expérimentation que je vais décrire très brièvement au prochain paragraphe) je développe ma vie dans le sens du concret : poésie, politique, pensée rationnelle… et dans une aspiration au « signe ascendant » qu’a signifié Breton, mais je garde un contact quotidien et volontaire avec ces mécanismes, ces facultés. Suite à cette première approche écrite de cette réalité, je serai sans doute amené à élucider davantage ces données fonctionnelles.

 

Expérimentation
et dénouement

Dès la fin de la troisième semaine, la sensation exacerbée et la panique connurent des accalmies. Mais bientôt la curiosité me fit jouer avec ces choses nouvelles. Répéter un mot choisi au hasard, regarder, écouter, toucher, respirer attentivement… Immanquablement revenait l’acuité presque insupportable de la sensation et le « qui vive ? » Je me séparais peu à peu de mon cocon d’angoisse. En quelques mois, j’appris à apprivoiser tant bien que mal la force sur moi de mes perceptions et de ma pensée en ce qu’elle a de sensuel.

Cependant la peur de cette jouissance ne céda le pas de façon décisive au désir de celle-ci que bien plus tard encore lorsque j’eus non seulement expérimenté deux autres sensations non moins bouleversantes (la jouissance érotique, puis la jouissance amoureuse) mais encore que ces trois jouissances purent se fondre parfois en une seule dont j’eus le sentiment que je pouvais dans une certaine mesure l’exprimer (et par conséquent d’une certaine manière la partager) avec la femme que j’aime.

 

Commentaire

Que la vie soit entre autres une énigme à reconnaître, à parcourir (et à déchiffrer partiellement si le cœur s’y prête) fut pour moi une sensation violente et prolongée avant de devenir aussi un sentiment et aussi plus tard une idée.

Thomas Mordant

 

Martin Stejskal : le pas décisif

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