Aujourd'hui
la revue 
 S.U.R.R.
Résistance
Les Editions 
 surréalistes
Chrono
Les Amis
Chimères
Expos

spaces et lieux mystérieux
- Emotions et affects de l'enfance.

Dans un essai sur les expériences sensitives et le milieu physique environnant, j'ai décrit la maison de ma famille comme un monstre. Pour moi, elle était un monstre, un ensemble hybride, grotesque et inquiétant, composé de parties incohérentes ;  un organisme vivant  qui se suffisait à lui-même, fonctionnant sans interruption (ainsi jour et nuit, la poste-télégraphe juste en dessus de notre cuisine !), c'était un microcosme occupant une position clé, une position centrale. De nombreuses choses y étaient pour moi mystérieuses, principalement les endroits qui m'étaient complètement ou en partie inaccessibles (les bureaux des institutions, le dépôt, les caves, les appartements des autres occupants), les lieux qui revêtaient une autre physionomie le jour que la nuit (le garage où était rangé un corbillard, le salon de coiffure,  la fabrique de sodas ainsi que les autres boutiques) et enfin presque tous les endroits "là-bas, en bas" : plus on descendait et plus l'angoisse montait.  Dans la cave, dans la cour où étaient déposés les containers à poubelle et dans les espaces attenants au garage à vélo régnait la pénombre voire l'obscurité totale. Dans certains endroits bien concrets, et plus  spécialement devant une porte blanche bien précise j'éprouvais d'intenses sentiments inexplicables et indicibles de peur, de plaisir, un désir de connaissance, une conscience aiguë de la fin et beaucoup d'autres choses encore, le tout mêlé dans un seul et même affect ambivalent dont l'analogie revient chez moi chaque fois qu'un événement est en cours et qui doit bientôt se conclure dans un geste apparemment fortuit.

 (Maintenant encore, alors que je suis en train d'écrire cela, l'écho de ce sentiment - pressentiment-  surgit en à moi ). Cette porte, c'était la porte de la treizième chambre. Je ne sais toujours pas, ce qu'il y avait derrière et ma mère questionnée à ce sujet répond d'une façon très évasive et embarrassée, ce qui m'autorise à penser que ce sentiment n'était pas injustifié ; ce sentiment m'est également revenu plusieurs fois en rêve et, même, je n'arrive pas à savoir si cette expérience onirique n'a pas été antérieure à l'expérience vécue. Cet endroit était un lieu dans lequel je me sentais être le point d'intersection  d'énergies inconnues, lieu où j'avais une conscience très claire du fait qu'ici, et surtout derrière cette porte, tout pouvait arriver, que n'importe quoi pouvait s'y trouver, que c'était un lieu sans retour. Les autres endroits, principalement la cour, étaient le royaume des rats et des fantômes ; de là montaient aussi des cafards, de même que de la maison du boulanger, dans laquelle habitait la "sorcière". Là-bas j'eus une fois l'impression que les âmes (?) s'envolaient directement par un puits d'aération étroit en haut duquel perçait un petit bout de ciel très bleu. Cette image m'est revenue il y a quelques années dans le cycle de dessins Enfilade des âmes en jeu.

 Mystérieux également était le dépôt des cercueils, surtout parce qu'on nous interdisait d'y jouer (sans que nous sachions pourquoi) et que les cercueils nous excitaient étrangement ; ils étaient aussi mystérieux du fait qu'ils côtoyaient directement la salle de bain de la famille du croque-mort. Nous nous allongions dans leur baignoire et dans des cercueils. Une fois nous avons même trouvé des cercueils dans leur salle de bain, parce qu'il n'y avait plus de place dans le dépôt. Emotions d'horreur et de désir.

 Le cagibis qui se trouvait dans notre appartement lui aussi avait une apparence magique et mystérieuse. Au milieu de la puanteur envahissante des vieux vêtements mis au rebut ou dans les recoins sombres, je sentais des forces suspectes mais d'autant plus attirantes.

 Mystérieuses étaient pour mois les boutiques-cavernes situées sous les arcades de la ville. Elles étaient toujours sombres, modestement éclairées par une lumière artificielle et les vendeurs remontaient de leurs profondeurs (la mercerie où se trouvait une vieille demoiselle et la boucherie avec un énorme boucher, un immense couteau toujours à la main). Je m'imaginais que là bas derrière, quelque part dans les remparts de pierre entourés de ronces, se passaient des choses incompréhensibles, indubitablement étranges.

 Autrement mystérieux  étaient pour mois les bâtiments de l'école où mon père et ma soeur aînée par la suite, se rendaient tous les jours. Grâce à eux, l'école était pour moi un prolongement de la maison, mais avait en même temps ses mystères. La cour avec ses nombreuses remises était mystérieuse, de même l'école entière, le soir ou après les cours, quand seules restaient l'odeur de la craie, de la salle gymnastique et des toilettes. Un soir nous sommes allées avec ma mère voir mon père dans son cabinet, là se trouvaient tout un tas d'appareils, de minéraux etc. Le cabinet de sciences physiques était un endroit remarquable et les objets mystérieux qui s'y trouvaient m'attiraient énormément. Ces objets possédaient des ferrures en laiton jaune et se trouvaient dans de grandes armoires en verre et en bois brun poli. Mon père se tenait au milieu d'eux, derrière un immense bureau. Il tournait pour moi l'appareil à électricité inductive et faisait l'expérience du développement de la vapeur jaune. Il était comme un mage, à l'extérieur le noir violet de la nuit et tout autour de lui comme une aura. Il y avait aussi un planétarium, de vieilles cartes, des globes, des collections de minéraux, des animaux et des plantes. Aujourd'hui à chaque fois que je vais dans le musée d'une petite ville ce sentiment intense de cabinet de curiosités, de l'atelier d'astrologue et d'alchimiste me revient.

 (Mon père représentait les vocations nobles, alors que mon oncle, jardinier, était le créateur-démiurge: sous ses mains, dans les serres, poussaient fleurs et choux-raves. Les serres avaient également pour cette raison un côté magique.)

 Le mystérieux ne se limitait pas pour moi au caractère constant des endroits cités. Un changement en fonction des heures, un éclairage, l'apaisement des bruits etc., tout cela avait la capacité de produire des effets magiques y compris dans les endroits les plus familiers et les plus proches, et même surtout dans ces endroits : le salon sous les rayons ultraviolets du soleil de la montagne, la salle de gymnastique au crépuscule, les locaux de l'école maternelle le jour où l'on y joua une pièce de théâtre. Tous ces changements étaient accompagnés par un changement du champs émotif allant jusqu'aux affects. Je me rappelle, par exemple, d'une façon très vive avec quel étonnement j'acceptai la réalité qu'en été on se couche alors qu'il fait encore jour, et comment les jours d'été je m'endormais avec l'idée, qu'au matin je me réveillerais et qu'il ferait nuit quelque part "ailleurs", que je me réveillerais dans un monde autre, sombre,  mystérieux ou au contraire dans un monde qui bien que mystérieux serait remplis d'un  éclat éblouissant, similaire à celui que je pensais voir en rêve exploser derrière cette porte blanche dans la cave noire, devant laquelle j'ai vécu, au cours de mon enfance, le sentiment du mystérieux à l'état pur.

  

   Alena Nádvorníková.

   février 1982 (publié dans le catalogue de l'exposition La troisième arche, 1991)

 

    

        traduction Anna Pravdová