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L'art brut à Prague

enue du 2 juin au 31 août 1998 à la galerie de la Ville de Prague, U kamenného zvonu, l’exposition « L’art brut » a présenté de nombreux auteurs tchèques et slovaques, ainsi que quelques travaux de noms « classiques » de l’art brut (Aloïse, Joseph Crépin, Raphaël Lonné, Augustin Lesage, Guillaume Pujolle, Madge Gill, Scottie Wilson, Adolf Wölfli...), provenant des collections de l’Aracine et du musée de Villeneuve d’Ascq. Cette exposition, la plus importante réalisée sur ce thème en République tchèque, a permis d’entrouvrir une porte sur l’univers particulier, attachant et souvent intrigant d’individus ayant créé en dehors de tout système artistique officiel ou d’instances culturelles reconnues. En France, depuis la fondation de la Compagnie de l’art brut en 1948, et les recherches antérieures des surréalistes sur « l’art des fous », le public s’est quelque peu familiarisé avec cet art hors norme. Pourtant, les réalisations tchèques et slovaques sont encore assez méconnues, et si les noms de Zemánková, de Marková, de Kodovská ou de Krízek peuvent évoquer quelque chose, cette exposition a donné la part belle, à côté de leurs travaux, à d’autres auteurs jusqu’ici restés dans l’ombre, voire pour certains tout juste découverts.

Art et brut et spiritisme

Une grande partie des œuvres présentées étaient des peintures et des dessins médiumniques de la première moitié de ce siècle, provenant pour la plupart du cercle spirite de Podkrkono  (Hugo Hassman, Jan Smetana, F. Rofelin...) ainsi que de quelques peintres médiums de la Moravie du sud, de la Moravie du nord, de la Silésie ou de la Slovaquie (Eva Droppová). Dès l’abord, ces œuvres frappent par leur totale liberté de style et par leur intensité expressive. Ce qui a été dessiné là, ne se réfère à aucun modèle artistique, n’a aucune ambition esthétique. Les auteurs n’ont pas cherché à faire œuvre d’artistes mais bien à exprimer par les moyens les plus directs, les plus sensibles et les plus bruts, la source même de leur créativité. Ces auteurs ont d’ailleurs le plus souvent refusé d’endosser le « rôle » d’artiste que la société a essayé de leur apposer par la suite, en se réfugiant derrière l’anonymat, le travestissement de la personnalité ou, pour certains, la folie (ainsi nombres des dessins présentés étaient anonymes ou pseudonymes). Alena Nadvorniková, initiatrice de l’exposition, a su préserver cet aspect acculturel en choisissant de ne pas accrocher les œuvres comme dans une quelconque exposition artistique, mais en reproduisant la présentation dense et fourmillante qui avait été adoptée lors des manifestations des groupes médiumniques tchèques et slovaques dans les années vingt et trente.

En regardant de tels travaux, on ne peut s’empêcher de sentir dans leurs formes libres, lâchées et pourtant d’une incroyable précision de trait (ainsi les extraordinaires planches florales de Josef Kotzian ou les compositions symétriques de Vlasta Kodríková) l’expression d’un certain « automatisme gestuel ». Chaque œuvre développe ainsi son propre langage, crée son propre univers, se peuple de sa propre faune, de sa propre flore. Véritables cosmogonies, certains dessins semblent avoir pour but l’exploration de mondes intérieurs ou inaccessibles (comme ces nombreux croquis représentant les paysages et les habitants de Mars, de Vénus, de Mercure...) et donnent par là, toute la portée de leur caractère médiumnique. En effet, se faire l’intermédiaire et le porte-parole d’esprits, par ses dessins ou ses toiles, c’est tout autant laisser s’exprimer les différentes personnalités, les multiples « je » que l’on porte à l’intérieur de soi et que la censure de la société, de la culture, de l’éducation, l’autocensure du Surmoi condamnent au refoulement. Et sans aller jusqu’à faire un amalgame réducteur entre les œuvres des médiums et celles des schizophrènes, on se doit pourtant de remarquer les nombreuses similitudes qui existent entre les deux expressions.

Médiumnité et schizophrénie

Dès le début du xxe siècle, la schizophrénie a été étudiée sous l’angle de la création et des travaux, dont ceux du docteur Prinzhorn, avec en 1922, son célèbre ouvrage Bildnerei des Geisteskranken (Expressions de la folie), ont permis de mettre en avant l’invention et la créativité, qui caractérisent les malades atteints de ce symptôme. À la lumière de ceci, il devient également possible d’apprécier les œuvres spirites comme une des voies (un des subterfuges) qu’emprunte l’inconscient pour laisser s’extérioriser, par d’autres « bouches » que la sienne, (ici la Bouche d’Ombre) ses manifestations les plus profondes mais aussi les plus censurées. Dès 1913, dans son étude sur l’Automatisme psychologique, Pierre Janet a pu ainsi expliquer certaines manifestations semi-éveillées (comme le message médiumnique) et mettre en évidence le rôle déculpabilisant et libérateur qu’elles offrent, en permettant d’exprimer des pensées enfouies et refoulées, sans que le Moi conscient n’ait à intervenir. En cela, une œuvre comme celle d’Eva Droppová se révèle d’un très grand intérêt. Mélangeant le dessin et le texte (comme c’est souvent le cas dans les œuvres des artistes schizophrènes), le peintre l’a réalisée sur une période courte mais intense de profond malaise, de 1991 à 1994, durant la grave maladie de son fils. On ne peut pourtant pas enfermer une telle œuvre dans une simple explication clinique, et si des affects traumatisants ont pu déclencher la création, celle-ci est aussi l’expression d’un langage, qui ne vise pas seulement à évacuer du passif, mais à créer du nouveau, via l’émerveillement ou une certaine forme de magie.

Une troublante ressemblance

Et c’est là que les choses deviennent passionnantes. Car si on part du principe que ces dessins, ces tableaux ont été réalisés sans que leur auteur ait eu la moindre formation, la moindre culture plastique, sans désir d’imitation ni besoin de se classer dans la sphère culturelle, sans même souvent avoir connaissance de ce que faisaient les autres, on ne peut être que saisi par l’étonnante ressemblance qui existe entre différentes œuvres. En effet, un tel phénomène serait compréhensible, voire banal, dans le cas d’une création artistique (et la terrible monotonie, le plat conformisme qui caractérisent souvent la création d’une époque donnée, en sont bien les exemples les plus flagrants). Mais comment expliquer ces ressemblances formelles entre des auteurs bruts, vierges d’influences externes ? Serait-ce là l’expression d’un inconscient collectif ? Faudrait-il voir dans ce pointillisme compulsif, dans ces arabesques et autres formes spiralées que l’on retrouve chez Cecilia Marková, chez Eva Droppová, chez Hugo Hassman, chez Zdenka Koukalavá, mais aussi chez V. Svihla, chez Miroslav Kuela et chez d’autres peintres spirites, une sorte de geste primitif, une expression automatique commune, liée à notre propre morphologie mentale ?

Ce sont là autant de questions, autant d’interrogations, que ces œuvres nous posent, nous renvoyant à nous-mêmes. Et il se pourrait bien que cet art brut si longtemps ignoré, méprisé, décrié, puis confiné dans le ghetto de la folie ou de la marginalité soit, par delà le nivellement culturel et artistique, à travers les modes et les styles, loin des avatars de tous les modernismes ou autres postmodernismes, l’expression la plus authentique, la plus préservée, la plus fascinante et la plus troublante de ce que nous sommes profondément.

C’est, sans doute, ce qui explique l’émerveillement, quasi enfantin, que l’on éprouve à contempler les œuvres exposées ; c’est bien là ce qui fait l’actualité et la force d’une telle exposition.

Bertrand Schmitt et Anna Pravdová

 

Le catalogue de l’exposition « l’Art brut », en tchèque et en anglais, est disponible auprès de la halle Saint-Pierre à Paris ou en s’adressant aux Éditions surréalistes.

 

Anna Zemankova

Anna Zemankova