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adastre des ruines d’un château à venir

   “ Pour aujourd’hui je pense à un château dont la moitié n’est pas forcément en ruines  (....)  Mais ce château dont je lui fais les honneurs, (le lecteur)  est-il sûr que ce soit une  image ? Si ce palais existait pourtant ! ”  (A. Breton Manifeste du Surréalisme)

 

En lisant ces quelques lignes, et celles semblables de Il y aura une fois, préface du recueil de poèmes Le revolver à cheveux blancs, je me suis souvent surpris à imaginer ce que pourrait être ce château invoqué par Breton. Il ne s’agissait pas tant de m’en faire une représentation mentale que de m’assurer qu’un jour je verrai se dresser, ou plutôt se redresser de ses ruines, un tel édifice. Il m’apparaissait en effet évident que l’aventure collective surréaliste ne pouvait se contenter du recours à un tel symbole, aussi volontaire soit-il, sans chercher, à un moment ou à un autre, à lui pétrir un corps. Et puisque  l’imagination est ce qui tend à devenir réel, je me laissais persuader qu’un tel lieu se devait d’exister.

 

Pourtant, malgré la fascination, de nombreuses fois réitérée, pour de tels lieux symboliques            ( fascination décelable chez Breton, dans les textes précités, ou par le détour régulier vers d’autres châteaux : celui de Saint Germain, Hvezda, le château étoilé à Prague, le château La Coste, le désert de Retz... mais fascination également partagée par d’autres poètes ou peintres du groupe) il me semblait que ce recours au château comme lieu de catalyse n’avait été qu’un recours mental et qu’aucun bâtisseur surréaliste n’avait tenté de plonger dans ce défi, tout de démesure : donner à cet espace mythique une incarnation. Cette incarnation ayant pour préliminaire une construction imaginaire, une projection utopique dont tous les accents étaient bien ceux du rêve (depuis la précision incongrue de certains détails, jusqu’au flou de l’ensemble), son édification devait être le fait d’un glissement onirique, d’une intrusion de l’espace du rêve dans un contexte réel donné.

 

    L’enjeu d’une telle opération était de faire jouer la confrontation entre ce qui pouvait apparaître comme le fondement d’un possible “ mythe surréaliste ”  et tout ce que la réalité pouvait lui adjoindre voire lui opposer. Il va sans dire qu’à mes yeux cette irruption de la réalité ne pouvait manquer d’être fécondante, et que ce qui devait survenir de cette rencontre serait marqué d’un surplus de réalité, c’est à dire d’un nouvel excès d’imaginaire possible. Le passage du mythe à son établissement sous des formes incarnées (ici il conviendrait plutôt de dire “ sous des formes habitées ” ou “ hantées ” terme qui convient encore mieux au château)  me semble, à cet égard, devoir obéir ni à un amoindrissement ni à un affadissement mais bien à un enrichissement par le biais de l’imagination concrète. Tout l’accidentel, l’imprévu, que comporte forcément le  passage à l’acte, étant à mes yeux le garant de l’indispensable mouvement de la vie. Il me plaisait ainsi d’imaginer un “ palais surréaliste ” dont l’envoûtement tiendrait tout autant de son mythe fondateur, de son indubitable réalité, que des accidents imprévus liés à son édification.

 Ce sont des hasards qui devaient présider à sa construction que j’attendais même que se révéla la véritable nature de ce lieu, tout comme telle anecdote relatée par le Facteur Cheval sur  l’origine des travaux de son Palais Idéal éclaire pour moi le sens même de son ouvrage.

 

    Cette volonté de faire se rencontrer, se chevaucher, désir et réalisation, par l’irruption du rêve dans la réalité (je pourrais tout autant dire de la matière du rêve dans le matériau de construction) est celle qui m’a tant fasciné chez quelqu’un comme Horace Walpole. Que penser en effet de ses efforts mégalomaniaques et obsessionnels afin d’édifier un “ château gothique ” qui viendrait se confondre puis se suppléer totalement à ceux de ses romans ? Comme si l’auteur du Château d’Otrante cherchait peu à peu à faire coïncider sa vie et son œuvre dans une même et réelle mystification. Ce désir de mystification semble d’ailleurs se retrouver dans nombres des  constructions qui ont eu comme origine la matérialisation temporelle d’un mythe. Ainsi les cathédrales gothiques sont-elles truffées de “ rébus ”, d’énigmes, de jeux, de codes,  destinés à une seconde lecture initiée qui détourne ou qui retourne le sens à donner aux symboles utilisés, depuis une stricte verticalité transcendantale, jusqu’à un parcours en écho constant entre les phénomènes naturels les plus primitifs et leur relecture via les mythes.

 

    Il semblait donc que si quelqu’un devait se lancer dans l’aventure de ce château à venir,  se devait être Jan Švankmajer, puisqu’une grande partie de son travail cherche à renouer avec la multiplicité d’un monde dont les aspects tangibles et sensibles se métamorphosent, les uns les autres, sous la férule du désir. En ce sens, il n’est pas non plus innocent qu’un des courts métrages les plus complexes et les plus riches de Švankmajer soit une très libre adaptation du Château d’Otrante de Walpole et que ce film soit justement dédié : “ à tous ceux qui ont bâti leur vie sur une mystification ”. Ces incessants allers-retours entre le mythe initial, le projet utopique et l’œuvre (que ce soit le roman chez Walpole ou le film chez Švankmajer) devait faire apparaître chez l’un et chez l’autre la mystification, c’est à dire l’édifice. Très vite chez Walpole, la bâtisse devait omnibuler l’énergie créatrice en une sorte d’incessant chantier, comme si le mouvement même de la vie, son énergie, tenait au fil de cette œuvre inachevée, toujours à parfaire (voire à refaire). C’est que ce qui se joue là n’est pas la simple exécution d’un projet architectural déterminé, mais bien l’expression matérialisée, incarnée, d’un mythe en perpétuelle évolution. Il semble même que le désir de bâtir (c’est à dire de créer au sens le plus concret du terme) puisse sans cesse s’alimenter de sa propre réalisation, comme d’une manne inépuisable.

 

Ainsi se présente le château des Švankmajer. Chantier ininterrompu dont chaque pierre posée appelle la suivante dans un excès du désir qui parait ontologiquement insatiable. Véritable “ chef d’œuvre ”, il constitue sans aucun doute la pierre de touche de toute la création de Jan Švankmajer et de sa femme Eva Švankamjerová. Oeuvre collective (au sens de la collectivité la plus intime, celle du couple), il se présente aussi comme ce château fondateur d’une “ confrérie ”, comme cet édifice souhaité par Breton,  symbole et témoin de l’aventure commune. Il est d’ailleurs voulu comme tel  par les deux Tchèques, puisque sur la clôture du domaine se dresse le  “ mur des surréalistes ”, mur surmonté des têtes en plâtre des membres du groupe surréaliste praguois ( ce qui n’est pas sans rappeler cette haie vivante dont parle Breton dans la description de son château : “ ici je vois une rangée de Georges Limbour ”). Il est aussi significatif que cet ancien château baroque, racheté par les Švankmajer alors qu’il était utilisé par le régime communiste pour y parquer des Tziganes, se soit peu après doublé -le mythe est tenace- d’un autre château, cette fois-ci gothique. Le couple désirant d’abord acquérir un vrai château gothique, mais n’y parvenant pas se décida pour cet ancien fort du XVIème transformé en résidence d’été. Ce n’est que quelques années plus tard, après avoir restauré et aménagé le palais, que la crainte de voir  des curieux s’installer dans une grange voisine les poussa à la racheter et à la transformer en un château avec tour, pont levis, barbacane et mâchicoulis, reproduisant par là le processus de mystification déjà mis en œuvre par Walpole et son faux château gothique.

 

  Une analyse précise des lieux et de leur aménagement montrerait d’ailleurs de formidables rencontres entre l’histoire et la fabulation, entre le mythe et la mystification. Je me contenterai de citer quelques anecdotes révélatrices. Lorsque les Švankmajer sont arrivés, le domaine servait depuis plusieurs années comme centre “ d’amélioration ” pour les Tziganes. Après le départ de ceux-ci, le couple entrepris de débroussailler et de déblayer le jardin qui était recouvert de déchets de toutes sortes. Pour cela ils durent labourer le sol, tellement il était mélangé à des ordures diverses. Ne faut-il pas voir ici la symbolisation de l’ensemencement ? ( Les ordures, le fumier, fertilisant la terre qui est ensuite labourée pour y semer la plante à venir. La maison des Svankmajer étant cet organisme végétal poussant saison après saison, les Švankmajer n’y venant qu’à partir du printemps et y restant jusqu’à l’automne.) Cette charrue  labourant la terre est aussi le symbole de la fondation d’une civilisation ( Romulus traçant les contours de Rome), symbole qui reprend sans doute une image ancienne signifiant le passage des sociétés nomades (cf les Tziganes) aux sociétés de bâtisseurs, sédentarisés par l’accès à l’agriculture. Si nous suivons cette interprétation, cette autre anecdote est troublante. Alors qu’ils labouraient et désherbaient le jardin, les Švankmajer découvrirent une immense pierre plate qui par la suite s’avéra être la moitié d’un grand mortier à grain celte (les Celtes ont en effet été la première grande civilisation sédentaire et agricole de l’Europe centrale). Une autre trouvaille est à rattacher à celle-là, celle faite par Jan Švankmajer, alors qu’il vidait une cave remplie elle aussi de détritus, d’une seconde cave dissimulée, et traversée par une source. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que les temples celtes, les neumétons, étaient de même traversés par une source. Ainsi, par le jeu de la mystification, se trouvent concentrés dans un seul et même lieu les éléments symboliques et historiques nécessaires à l’établissement d’une civilisation, depuis ses origines nomades, en passant par la fondation de son sanctuaire, jusqu’à l’évolution perpétuelle de ses formes et de ses incarnations (fort médiéval, transformé sous le baroque, puis retransformé en  gothique ...)

 

 Sans en avoir l’air, cette mystification est peut être la représentation la plus forte d’un possible “ mythe surréaliste ”, celle d’une énergie inassouvie, en perpétuel devenir, puisant jusqu’à dans les racines des plus anciennes civilisations pour poser les arches (les fondations) d’une communauté, puis d’une civilisation à venir.  En Bohême, sous l’impulsion du désir, un couple s’amuse à raviver un mythe et, par là, pose une des pierres de touche de la Civilisation Surréaliste.

Bertrand Schmitt. Prague, décembre 1997.

 

Armés seulement de binettes. Peter Wood

Armés seulement de binettes.
Peter Wood