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Onirique panoramique

 Dès son origine, le langage cinématographique a présenté de nombreuses analogies avec le langage du rêve,  tant dans sa syntaxe que dans son vocabulaire ( langage imagé, distorsion du temps et de l’espace par l’intermédiaire du montage et de l’optique, grossissement subjectif de certains points de vues par la focalisation, construction d’un récit autonome où le réel apparait comme une toile de “ fond ” dans laquelle il est loisible de puiser tout en opérant des glissements sémantiques...) Ceci s’est avéré à tel point évident que certains sont allés jusqu’à conclure que l’expression cinématographique avait une destination principalement onirique.

Pour s’en convaincre plus simplement, il suffit à quiconque de raconter le dernier film qu’il a vu ou le dernier rêve qu’il a fait. L’allure du récit ne trompe pas, jusqu’à dans les oublis, les modifications et les censures que notre subjectivité opère sur l’un comme sur l’autre. Cette concomitance explique l’influence qu’a pu exercer et que continue à avoir l’activité onirique sur divers aspects du langage cinématographique (de certains burlesques à Fellini en passant par Buñuel, Tarkovski, Wenders, Raoul Ruiz, Arrabal ou Švankmajer).

 

 Mais il est tout aussi  vrai que le cinéma s’insinue dans l’espace de nos nuits et il m’est arrivé ainsi de “ revivre ” pour mon propre compte certaines séquences que j’avais vues projetées sur un écran. Cette circulation entre le cinéma et le rêve a pris pour moi une forme frappante depuis que j’ai commencé à travailler dans le cinéma et plus précisément depuis que j’ai été amené à penser l’espace en découpage  cinématographique. Cette perception spatiale particulière a envahi mes nuits, et depuis, la construction visuelle de mes rêves est souvent surdéterminée par des aspects techniques propres au cinéma. Tout comme éveillé je projette mentalement les futurs axes de prises de vues, les grosseurs de plans sur l’espace que je suis en train de repérer en vue d’un tournage, ces mêmes artifices se superposent à l’espace de mes rêves. Je vois ainsi certaines scènes en plongée, en contre-plongée. Je procède à des travellings ou à des panoramiques qui se surinscrivent sur la perception purement spatiale que j’ai des lieux en dormant. Ceci est d’autant plus cocasse que l’artifice ne résiste pas et que, tout en rêvant, je m’en rends compte. Alors, comme dans une mise en abîme, un second niveau de lecture surgit. Je rêve puis la perception spatiale de mon rêve emprunte aux techniques cinématographiques. Je m’en rends compte et, autour de moi, apparait soudain une équipe de tournage qui jusqu’alors était restée invisible, bien cachée dans les coulisses du rêve.

 

 Cette contagion de l’espace onirique par la scénographie cinématographique m’a permis d’accéder à une perception de l’espace que je n’avais pas auparavant .  Alors que jusqu’à présent je vivais mes rêves de l’intérieur (c’est à dire du point de vue de la focalisation interne, ou de la “ caméra subjective ”, cinématographiquement parlant) il m’arrive maintenant de me voir les vivre depuis l’extérieur. Je suis comme dédoublé, un moi “ acteur ” vivant les péripéties du rêve et un moi “ metteur en scène ” me regardant les vivre d’un point de vue externe. Je réalise ainsi ce vieux rêve d’ubiquité qui ne cesse de me hanter, tout en donnant une forme inconsciente et visuelle à cette étrange impression d’être en dehors,  à côté   de mon propre corps, qui me prend si souvent lorsque je suis éveillé.

 

   Peu après avoir écrit ce qui précède, j’ai lu L’inquiétante étrangeté de Freud. Il me parait maintenant évident que ce dédoublement de mon image à l’intérieur du rêve rejoint les phénomènes de “ doubles ” que l’auteur décrit. Ainsi, ces deux figures : le comédien, et le metteur en scène, correspondraient aux deux instances scindées du moi : le moi narcissique (le comédien) et le moi critique (le metteur en scène). Ceci est d’autant plus clair, que c’est un sentiment critique ( = la prise de conscience que je suis dans un film, c’est à dire dans un artifice) qui fait apparaitre visuellement la figure du metteur en scène.

Ainsi, dans mes rêve, se rejoue l’opposition entre principe de plaisir (associé au principe narcissique et à la relation ludique au monde) et principe de réalité (associé à l’instance critique du moi qui cherche à dépasser cette relation par la mise en évidence du “ jeu ” et le dévoilement des coulisses). Cette association est d’autant plus claire que j’ai toujours été gêné par le côté narcissique des comédiens que j’ai côtoyé.

Cette explication viendrait en tout cas donner un nouveau jour à une de mes contrepéteries de demi-sommeil :  “ L’écran crâne ! le cinéma ? Minez ça, c’est manie ! ”

  

       Bertrand Schmitt. Prague, janvier 1998.