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La montagne de Torcal,
sésame multiplié

 

Certaines passions, vraiment, n’ont pu trouver de cadre plus favorable à leur déchaînement et à la satisfaction de leur ineffable destinée que dans la géographie rocheuse de certaines montagnes dans lesquelles et, là seulement, elles doivent culminer. Il est émouvant de reconnaître dans les rochers des montagnes une scène précise (et grandiose) sur laquelle les amants libèrent leur énergie passionnelle. J’évoque ainsi, sous un impératif affectif, tant les superbes séquences finales du film Duel au soleil que les rendez-vous successifs des amants des Hauts de Hurlevent dans ces rochers qui ont une forme semblable à celle d’un château, lieux depuis lors empreints d’une puissance magique, à mesure que se déposait en eux, par imprégnation, le génie de la passion amoureuse. Certainement, dans le domaine de l’image en mouvement, n’a pu être illustré par une forme si inspirée le principe de débordement inhérent à la passion : en effet, ces lieux naturels, ces boîtes postales du monde sont extraordinairement susceptibles de déchaîner et en même temps, de réalimenter le vertige amoureux, et d’entraîner dans leur chute, en le poussant, le monstre de la convention. Pour appuyer ce que je dis, le hasard, en se manifestant sous la forme d’une légende paysanne, a convoqué (pour moi) sur un seul plan du temps et de l’espace et en un seul lieu, l’esprit des héros romantiques : à quelques kilomètres de Torcal, parfaitement visible depuis les premiers monts que l’on nomme à cause de leur forme, les Grandes Fileuses, et se dressant isolé au-dessus des champs, un rocher, un grand rocher désigne par son nom toutes les puissances libératrices et menaçantes de la passion. Ce rocher doit son nom – le Chagrin des amoureux – à la légende, l’imagination populaire n’en a pas trouvé de meilleur.

Je parle d’un débordement comme celui qui se produit sous la forme de l’abandon poétique.

La montagne de Torcal bénéficie d’une enclave géographique vouée à l’isolement par la nature. Habitée par les nuages, jusqu’à en être occultée, elle s’élève à l’écart de tout ce qui pourrait la polluer. Qu’elle apparaisse selon que le brouillard efface ou non la mémoire, et qu’ensuite s’y devine un cortège de spectres qui attendent seulement pour être vus que les yeux, tournés à l’envers et se mirant eux-mêmes, se sentent devenir pierres. Non pas par mimétisme mais parce qu’en acquérant la faculté de l’oracle, ils voient par les yeux des pierres. Alors, cela admis, comment ne pas être

surpris de constater que dans cette impressionnante masse se dessine le heaume fantastique – je ne sais combien de fois supérieur à la taille normale – qui apparaît dans la salle d’armes du château d’Otrante ! Que dire alors du château des Pyrénées tel qu’il fut magistralement peint par Magritte ! Il est émouvant de pouvoir vérifier que quelques montagnes, spécialement lorsqu’elles sont couronnées de grands rochers, attirent à elles la forme du château et de ses sortilèges. Et vraiment, tout ce que j’aurais pu penser de ce que cachait la porte de ce château, de comment et de quoi seraient constitués et de quelle manière seraient distribués leurs étages distincts, leurs couloirs et leurs pièces, je le percevais maintenant dans cette montagne : c’est tout cet intérieur qui s’étend dans ce paysage et qui de temps à autre laisse écarquillés les yeux stupéfaits. Derrière le portail d’entrée, construit avec le souffle des éléments, il s’en ouvre mille autres pour celui qui, voulant se perdre, entendrait dans le verbe minéral le murmure qui l’avait informé de sa ressemblance perdue. D’ailleurs, tout ici s’associe à l’idée de labyrinthe. C’est le délire de la nature, absolument ! La nature qui ouvre à la pensée poétique un champ inédit d’interrogations et pour elle-même, d’explorations. Et cette pensée se reconnaît en ces lieux hypersensibles que la

nature a disposés aussi pour la joie irrépressible de l’homme, pour sa stupéfaction. La pensée poétique fait sienne l’enchaînement ahurissant des rochers de Torcal et voit en eux une incarnation de sa propre nature multiple. L’on pourrait même se dire qu’elle attire jusqu’à elle cette impressionnante extension de l’imagination de la nature et qu’elle reconnaît en elle un autre pôle où recharger le sien propre, pour ainsi projeter, sur le monde esseulé, la féconde décharge de l’éclair multiplié.

Eugenio Castro

(traduit de l’espagnol)

 

Photographies de Eugenio Castro

Photographies de Eugenio Castro