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Hauts lieux et essarts

Quarante années ou peu s’en faut, qui se sont écoulées depuis ma visite initiale, ont été hors de ma présence, à peu près fatales à la grande maison de bois dans laquelle, entre dix-sept et dix-huit ans, tout le long d’un rêve, j’ai erré à la recherche de la première femme aimée. L’été dernier, j’ai retrouvé sur l’airial d’un domaine des Landes l’édifice, en apparence intact, en fait, depuis trop longtemps abandonné, rongé de parasites, menacé d’effondrement et promis à la destruction car réputé dangereux. L’intérieur est bien cet enchevêtrement de cloisons, d’escaliers, de couloirs, de stalles et de mansardes que le tourment du désir et de la tendresse en leur incandescence confondus ouvrait indéfinis devant mes pas jusqu’à l’instant où, par la plus étroite et grinçante porte, je jaillis en pleine lumière pour fouler l’herbe où L. tombait, où je la foudroyai et du même élan m’éveillai entre terreur et déréliction.

Il y a quelques semaines, en descendant de voiture et en reconnaissant les lieux, je me suis bien gardé de rien dire à quiconque de mon émotion, trop intense alors pour supporter qu’on la divulgue. Quelque temps plus tard, quand j’ai su par notre hôte, le fils du propriétaire, que la bordure d’une portion du toit dégarnie de ses tuiles était dans cet état non pas pour des réparations mais en préparation d’une destruction méthodique, j’espère n’avoir pas montré trop de chagrin. J’ai simplement prié cet ami de prendre quelques photographies. Je sens mon être tout entier comme l’âme de ce puissant corps de bâtiment dont la forte charpente tombe en poudre et dont les parois s’entrouvrent sur d’obscures fentes, gondolent ou se cambrent, éclatent brûlées d’intempéries.

Partout où s’assemblent des planches grises, où de lourdes chevilles fixent l’articulation des poutres et des chevrons, où les lames des voliges supportent le poids du soleil, où la pénombre est sèche et craquante, je reconnais mon origine, car là en vérité j’ai commencé d’être qui je suis ; celui qui rôde éperdu dans la grande maison de bois.

À l’autre extrémité du monde m’attend la librairie qui m’arrête et m’enclôt. D’un rêve à l’autre sa configuration, les vertigineux alignements de ses rayonnages, ses sous-sols carcéraux et ses étages béants sur la ville désolée dont je suis le dernier citoyen et le naufragé, son plan, sa trame, tout change malgré l’impavide stabilité des livres. Ici, dans leurs traces, les vapeurs de leurs parfums, leurs cendres, leurs fantômes, leur image, c’est à la pluralité des femmes, à leur diversité toujours nouvelle que j’ai affaire, et le désir est sourd, sanguin, opaque. Leurs voix dans le dédale m’invitent à des consommations brutales ; par de tendres obscénités elles me renvoient à la solitude. Elles se dérobent et nues n’habitent que les livres, fondent en eux leurs indécences et l’intime commissure de leur corps. Admirables livres, livres interdits – les seuls vrais livres de l’enfance – dans leurs illustrations le passionnel a cessé de le disputer au scabreux, les deux se conjuguent en une vibration unique de la vue. Livres impossibles où la surprise de l’auteur égale celle du lecteur, livres qu’il suffirait de copier si la fièvre de les feuilleter m’en laissait le loisir. Livres à l’ivresse sans fin. Portes.

Entre ces deux sites que tout oppose, le château des métamorphoses qu’au fil du temps la rêverie diurne restitue à sa transparence originelle. Le château impénétrable où les couloirs obscurs s’allongent scandés de portraits hautains, vestiges d’ancêtres indifférents qui ne demeurent que pour scruter. J’avoue sous leur menace. Je dois éviter la chambre du sang, les croisées veuves de tout paysage, les portes pleines des étouffoirs. Il faudrait, pour retrouver celle que je cherche, si jeune dans ce fief et menacée de géants, que je pénètre dans l’épaisseur des murailles et progresse dans leur vide intime, car je suis le clandestin de ce lourd héritage.

Autour, c’est toujours la grande forêt et ses réserves de crépuscule, qui assourdit de sa toison les reliefs et les croupes. La forêt où guerroient les arbres. Les orgues graves des futaies, les ronces sur les sentes, les méandres de l’oubli et les parfums chtoniens et glauques. Les bêtes n’ont plus de nom hors de l’embellie soudaine des clairières. Une vapeur blanche fuit et se dissipe dans le chaos de granit. Les eaux sont muettes et le courant glissant de mare en mare égare son chant. La grande forêt de l’attente. La forêt déjà dite.

Si par mégarde je sors de ces territoires, ce sera par la rugosité des labours où le pied râpe les mottes suantes ; ce sera pour entrer dans l’extinction des couleurs, mon destin. Le monde au loin n’est plus qu’une levée de rubans gris aux bordures déchirées, étendus contre le ciel livide. Une pluie fine et silencieuse tombe sempiternelle. Le miracle des biches s’est dissipé. Je suis au bord du monde, et qu’importe si je veille. Pour moi seul retentit l’âpre cri de la terre.

Jacques Abeille

 

Sheela Na Gig. Bill Howe

Sheela Na Gig. Bill Howe