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Matériaux  pour une cartographie révolutionnaire  de Paris

l est bien rare que les termes désignant le découpage du temps se retrouvent inscrits dans le découpage de l’espace, et singulièrement dans l’espace des villes où pourtant plus que partout ailleurs l’histoire impose son empreinte. Hormis quelques dates commémoratives d’un prosaïsme affligeant du genre rue du 8-mai- 1945, toute référence aux cadres généraux de la durée, dont le vague suffirait à incliner le promeneur à la rêverie, semble comme bannie de l’espace urbain. Quels édiles miraculeusement devenus poètes nous donneront l’avenue des Beaux-Jeudis, le boulevard des Sombres-Dimanches, la place du Joli-Mai, la rue de l’Automne-Malade ? Mais il faudrait une révolution pour cela !

Une révolution qui, comme il y a deux siècles, eût instauré un nouveau point origine et senti nécessaire de redessiner le profil de l’écoulement du temps. Cette nécessité, qui se

retrouve chez chacun de ceux qui sont insatisfaits de l’heure présente, je conçois aujourd’hui combien elle dut s’accorder à mon inquiétude intime, le jour où enfant – je devais avoir huit ou neuf ans – je découvris l’existence du calendrier républicain. Je fus immédiatement émerveillé par les noms de mois inventés par Fabre d’Églantine ; je les appris par cœur sans la moindre peine, ainsi qu’une chanson, si bien que j’ai l’impression de les connaître depuis toujours. Leur simple énumération sonne pour moi comme le seul vrai poème qu’ait donné la veine révolutionnaire. Ils forment en effet une succession de quatre tercets en rimes suivies, soulignées par les jeux des assonances croisées en « o » et la sensuelle modulation des liquides : aire, ôse, al, or. Et il suffit de dire ces rimes un peu vite en y prêtant l’attention flottante due à tout message issu des profondeurs, pour trouver la clef cachée de leur enchaînement et de leur infatigable pouvoir de suggestion : Éros, alors !

Or, de ces mois oubliés, proscrits depuis l'Empire de la nomenclature officielle, il est resté quelques traces dans la toponymie parisienne. Trois très modestes voies en gardent le souvenir : une rue Messidor dans le XIIe arrondissement, commençant 36, rue de Toul et finissant 117, rue du Général- Michel-Bizot, dans les parages de la belle et aérienne station de métro Bel-Air ; une rue Floréal, dans le XVIIe arrondissement, à la limite de Paris et de Clichy, commençant Boulevard du Bois-le-Prêtre, près du cimetière des Batignolles, et se terminant rue Fructidor ; et cette dernière, qui trace la limite entre Clichy, Saint-Ouen et Paris et se trouve donc aujourd’hui coincée le long du sinistre boulevard périphérique.

Cette toponymie républicaine se révélerait désolamment pauvre et marginale si les enseignes de plusieurs débits de boisson ne la rendaient plus présente. On a ainsi deux cafés Germinal, l’un rue du Mail, près de la Place des Victoires, l’autre avenue Emile-Zola ; deux cafés Floréal, rue Lafayette et rue Cambronne ; deux cafés Thermidor, le premier rue Croix-des-Petits-Champs, près de la Banque de France, le second à l’angle de la rue de Vaugirard et de la rue des Volontaires. On ne manquera pas de relever que trois de ces six débits de boisson se situent dans le XVe arrondissement, dans un quartier situé entre la rue des Volontaires et la rue de la Convention, noms qui ont sans nul doute inspiré les premiers propriétaires. 

J’ai étendu mon investigation aux noms de famille et, faute d’avoir accès aux registres d’état-civil, me suis borné à consulter l’annuaire téléphonique. Il y avait encore un citoyen Brumaire, rue Blomet en 1996, disparu de l’annuaire l’année suivante. Trois citoyens Nivôse, que j’espère descendants du ci-devant marquis de Saint-Janvier, dont le nom avait été brillamment républicanisé en l’An II, habitent, pour l’un d’eux, le XVe arrondissement, toujours surreprésenté, et pour les deux autres le IVe. Enfin, une citoyenne Ventôse hante le quartier de la Motte-Picquet. Vendémiaire, Frimaire, Pluviôse et Prairial semblent, aujourd’hui du moins, totalement absents de l’onomastique parisienne.

Joël Gayraud