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Lord Aliquis et Miss Cascade

« J'ai besoin d'une somme énorme de liberté » (Pétrus Borel)

 

À question inattendue, réponse

rapide ! J'estime, en effet, qu'on perd tout (son temps d'abord), à attendre des lustres, et que la lumière se fasse, pleine et entière, avant de donner sa langue au chat. Le « noir et blanc » d'ailleurs me va si bien avec ses lignes tranchées, plus que le développement en des couleurs où les êtres et les choses se noient les uns dans les autres, à mes yeux, comme dans un rêve flou dont je n'aurais pas la clé. C'est ainsi qu'au questionnement lancé ici même par Guy Girard, sur les ressorts individuels d'une géographie des passions, dite par lui géographie passionnelle, je lui répondis tout de go que ce centre géographique était pour moi la cascade, une cascade, n'importe quelle cascade, et rien d'autre. Intrigué et surpris par sa question, je le fus encore plus par ma réponse qui n'avait à priori nulle raison d'être. Je m'en suis expliqué plus longuement dans un texte, sur la « cohérence des cascades », et ne chercherai dans le cadre de la revue qu'à donner un résumé de ma petite enquête personnelle.

Pourquoi écrivons-nous ? Savons-nous même ce que nous disons, tel jour, à telle heure ? Pourquoi et comment par exemple, cette image de cascade (en soi, elle ne m'est de rien, ne m'aide en rien), et d'ailleurs, face à notre ami, je n'avais absolument aucune cascade en tête. Mais il me demanda deux ans durant, les pourquoi de ma réponse, tant et tant que j'ai donc finalement décidé d'aller y voir par moi-même. Grâce à lui, ou à cause de lui, je pris ainsi l'habitude, d'autres diraient la manie, de voir des cascades partout : aux Buttes-Chaumont en premier lieu, dans un coin retiré du parc, si loin de mes chaos habituels du Huelgoat, si loin par la distance, mais pour moi si proches.

J'étais dans la situation du jeune homme triste dans un train, dont Freud évoque la rencontre au début de sa Psychopathologie de la vie quotidienne. À partir de l'oubli du mot « Aliquis » dans la citation que faisait ce jeune homme d'un vers célèbre de Virgile, Freud l'entraîna à une petite séance de psychologie appliquée dans le but de mettre au jour la vérité de l'individu, dissimulée sous les coquetteries de la fuite aimable, et de l'attente anxieuse. Comme lui, je cherchai donc à démêler l'écheveau de pensées, au bout desquelles devait se trouver le secret de cette cascade, hypothétique autant qu'imprévisible. Les premières images qui me revinrent furent des souvenirs d'enfance, tournant autour des projections qu'on nous faisait, des aventures de Tintin en film fixe noir et blanc. Rien de « luxuaire » en somme, sauf dans la mémoire, mais j'ai encore très présentes à l'esprit ces images du Temple du soleil, où le héros traverse une cascade pour découvrir, dans la grotte située derrière, le trésor des Incas. Même impression de mise à l'abri et de solitude essentielle et vitale, dans cette scène du beau film d'Howard Hawks, la Captive aux yeux clairs, où Kirk Douglas, blessé à mort par de faux indiens, se réfugie une semaine entière derrière une cascade pour soigner ses plaies et se refaire une santé.

Le désir inconscient de retour à la vie intra-utérine commençait déjà à se faire jour et à apparaître sous la carapace des répliques involontaires et prétendues sans lendemain. C'est une discussion sur Rimbaud qui me mit sur la voie. Je disais comme cela, à des amis, que les poètes, surtout des poètes de sa trempe, connaissaient bien le sens des mots qu'ils emploient, leur poids presque physique et leur portée. Le monde peut faire croire qu'ils parlent pour ne rien dire, mais c'est à lui et à ses chiens de garde qu'est dévolue la langue de bois, et j'en donnai pour exemple une phrase de Rimbaud, où l'on trouve, sous sa plume, le seul mot étranger à la langue française, qu'il ait sans doute jamais utilisé, les noms propres mis à part, tels « ces Alleghanys et ces Libans de rêve avec leur chalet de cristal se mouvant sur des rails et des poutres invisibles » que l'on rencontre dans les Illuminations. Cette phrase, de nature à laisser perplexe tous les commentateurs, est celle du poème Aube : « Je ris au Wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins » (le mot souligné désigne en allemand, la chute d'eau, la cascade). Dans ce poème, c'est ici, bien sûr, le poète qui pressent en lui et désire la présence féminine qu'il voit partout : l'évocation de la chevelure d'abord, blonde de surcroît, retombant sur le cou renversé, est en elle-même assez explicite, d'autant que les lignes qui suivent rendent encore plus charnel ce désir d'approche, de possession et d'abandon total. « À la cime argentée, poursuit Rimbaud, je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles [...] et j'ai senti un peu son immense corps. »

Si je n'avais pas discerné, ou pas voulu discerner, le contenu sexuel de ma réponse (pervers-polymorphe, sexuel-régressif, « érotique-voilé ») le rêve de la nuit suivant cette discussion sur Rimbaud, aurait suffi à lui seul à m'en faire prendre conscience : Je me trouve en compagnie d'une femme aimée, morte récemment, dans le hall anonyme d'une grande gare parisienne. Selon moi, il s'agit de la gare Montparnasse, ce qui tombe bien puisque je dois partir en Bretagne. Je lui demande comment se passe son existence là-bas, maintenant qu'elle est de l'autre côté et je lui donne des nouvelles d'ici, où depuis son départ, il faut utiliser un vocabulaire qu'elle ne comprendrait même plus : surfer sur Internet, se pacser ou non, composter ses titres de transport, etc. Le mot qui l'intrigue le plus est le verbe « composter », car elle n'en saisit pas la signification. Je l'approche donc de ces bornes rouges fixées au sol qui ont remplacé les employés de la gare, lesquels avaient souvent un mot gentil pour le voyageur, avant le départ. Mais me voilà bien avancé pour lui expliquer les changements survenus depuis qu'elle est partie ! Face aux quais, ces maudites bornes, où je ne sais jamais dans quel sens enfiler mon billet, sont maintenant des corps de femmes, sectionnés au niveau des hanches, la toison pubienne bien lisse, les jambes couvertes de bas, de rubans, galons et autres fanfreluches qui se veulent affriolantes. Cette transformation de décorum n'a pas l'air de me troubler outre mesure, car j'explique à ma femme comment s'y prendre. J'introduis un billet vierge entre les lèvres du sexe qui se trouve devant moi, et je lui montre, quand le ticket de carton m'a été restitué, quelle destination m'a été ainsi affectée. Ce sera, pour aujourd'hui, la gare de Bussy-Rabutin (rêve du mercredi 27 janvier 1999). Avec ces bornes féminines réduites à la partie inférieure du corps, comme certains mannequins dans les vitrines, ne laissant à nu que le haut des cuisses et le ventre, le contenu latent et le contenu manifeste du rêve sont devenus quasi superposables.

Et puis-je encore douter, après cela, du bien-fondé des pensées d'un être, quel qu'il soit, Lord Aliquis ou Miss Cascade, sur la portée exacte de la flèche trempée dans le curare qui

lui traverse le crâne en tel lieu et à telle heure déterminés entre tous ?

1er février 1999

J.-P. Guillon

 

P.-S. : Sans vouloir tirer la corde du pendu, autrement que par l'embout du nœud coulant, le matin du 10 février, je dois me mettre à corriger les brouillons de ce texte, et avant même que je le relise, une lettre m'arrive de Bretagne : mon ami Armel Morgant qui ignore tout de mes histoires de « cascade » me prie instamment d'adhérer à son association Tro-War-Dro Sant-Herbod, chargée de protéger un site magnifique proche du Huelgoat. Cela ne fait pas question à mes yeux, mais j'ai quand même la surprise d'apprendre dans la circulaire qu'il me joint, que le bulletin de ladite association s'intitule An Tarannoù (les cascades).