Voyage en pays maya décembre 1997 Yucatan, Quintana Roo, Chiapas, Oaxaca : autant
d’étapes joignant le pays imaginé au pays réel, quitté l’espoir au ventre, retrouvé : rupture et pourtant permanence.Où le rêve gagne parfois la guerre fleurie des réalités. Où l’on se
souvient que la navigation de saint Brandan est une des premières parmi les métaphores géographiques, reposant – peut-être – sur la vraie découverte des Amérindes par des moines irlandais. Où
l’on se prend à penser que les arts celtes et scandinaves sont nés du même creuset que ceux de la Méso-Amérique. Où l’expansionnisme spirituel de l’Europe n’avait pas encore entamé ce long
processus d’ethnocide dont les mécanismes sont plus que jamais à l’œuvre : plus d’un million de Mayas mexicains, Tzotzils, Tzeltals, Chols, Lacandons ou Yucatèques, n’ont pas même un statut de
citoyen, tandis que l’équipe de football nationale tente en France de faire illusion, superbe prétexte à une répression encore accrue sur les hauts plateaux du Chiapas. Où l’on peut lire dans
le Monde du 22 septembre 1998 que la civilisation maya « a été détruite en 1640 avec l’achèvement de la conquête espagnole ». Où l’on peut lire ailleurs que c’est faux 1. Que la révolte est
là, ni nouvelle, ni désespérée, étape dans une longue histoire de lutte dont le plus récent champ de bataille se nomme Internet 2. Ainsi, du Chiapas au Vercors, les histoires de résistances
organisées ponctuent de manière intrigante la marche trop prévisible d’un progrès que d’aucuns, dont Pierre Mabille et André Breton, interrogeaient déjà il y a un demi-siècle sur son sens. Le Fumador, sur sa stèle au sommet d’une pyramide de Palenque, fixe encore, de ses yeux si encourageants, une forêt tropicale rappelant trop le paradis des Oiseaux visité par saint
Brandan et ses moines pour que, cette fois, nous ne sortions pas vainqueurs de la guerre fleurie entre le monde et notre rêve du monde. La Guerre Fleurie
“l’histoire maya a un caractère hallucinant et circulaire” Octavio Paz I – Sian K’aan, État du Quintana Roo (Là où commence le ciel)
Frégate qui marche au milieu de mes doigts Oiseau-fortune Nous te prenons comme une source Pour lire et caresser les ombres Chac rit son nez s’invente En point de l’interrogation
Pélican rasséréné Bols de terre cuite Triangles mats s’ébruitant en chaleur et forêt Postes avancés Pierres étranglées de réussite Couleurs plastiques des anneaux
D’un jeu de balle Politique de fleur Jaguars et dollars hypnotiques La mer des Caraïbes te pénétrant Comme un sperme puissant Le poisson-lune indique Une revanche
Le maya se rendort ses yeux sont plats Mondes souverains Cactées mentales Je devine que le glyphe me ment Le désenchantement grandit et s’éloigne Moqueurs et tyrans du langage
Cire d’abeille cire de neige Immanquablement La cible, ou l’homme, se relève Se dresse et flambe Pyramidal Aveugles Vous nous ridiculisez aux yeux de tous
œil plat d’un Indien spiralé Accroché par les pieds Au mât du vertige solaire Tu te relèves et parles de papaye Le Maya se réveille ses yeux sont pleins
II – Bacalar, État du Quintana Roo (La lagune aux sept couleurs) Sept tons de bleu ordonnés en série harmonique – au pays
immobile de Bacalar seuls se meuvent sans effort les milans des escargots, seuls habilités à transgresser, passeurs, les limites des zones de couleur sur le lac, qui chantent une musique
intense et cristalline – le café du pingouin – à nos deux corps sous l’eau brûlante – nous passons au travers de nous-mêmes pour finir enchantés je t’entends jouir longtemps tes cris
résonnent en pluie – elle nous surprend loin des sentiers battus, et nos sexes et nos bouches tournent, se retournent, se contournent en un carrousel indistinct, kaléidoscope érotique
produit par la lagune, tandis que, dans le parc de la propriété voisine, un toucan saute sans fin dans sa cage. III – Huitepec, État du Chiapas
(La forêt des nuages) Jour onirique sans soleil qui flamboie froid et sage L’oiseau aztèque aux quatre cents chants
Le solitaire Les couleurs mates Rouges mauves teintures profondes et sourdes Le silence d’arrière-plan Le long silence indien Le regard de velours obscur des enfants
Le sourire soudain lâché Mystère supplémentaire Les Altos du Chiapas montrent des pins à l’odeur lumineuse Comme ceux de Haute-Provence De clarté dialectique
Les hommes de Char rêvés plus tôt marchent dans la garrigue L’un enterré vivant L’autre fusillé mais toujours insolent Un graffiti ici nous mord Estamos de luta
Gringos recuerdalos ! Tu te réveilles car l’ombre t’a rejoint Nous pourrons vivre là À la rigueur des arbres de nuages. IV – Monte-Alban, État d’Oaxaca
(Édifice sept-cerfs) C’est au moment exact où nos regards ont plongé dans une
anfractuosité jaune et bleue de la colline aux trapèzes qu’ils ont provoqué le réveil puis la fuite presque liquide d’un renard roux et argent, disparu en même temps que nos dernières certitudes
dans l’enchevêtrement des organos et des nopales, dont les fleurs sont pollinisées par les colibris et dont le bois sert à fabriquer tous
ces dragons multicolores que l’on vend aux gringos sur le grand marché d’Oaxaca – c’est à ce moment que le rebord de la falaise d’où le renard avait surgi, solaire cette fois comme les épines des
cactus qui lacèrent les jambes nues de celui qui n’y prend pas garde, m’est apparu comme la frontière, le miroir peut-être, dans lequel se reflète le visage de l’Occidental quand il vient en pays
indien se ressourcer alors qu’il n’y a rien ici pour se désaltérer, pour aider à la réflexion, bien au contraire, car la vie s’y déroule à
l’écart, délestée du poids de rêves lourds et ambitieux ; rien ici n’est vraiment différent et cela n’est pas étranger à la symétrie que le monde soumet sans cesse à notre aveuglement pour nous
convaincre, Vercors ou Chiapas, châteaux cathares ou cités zapotèques, dont tous les trésors sont enfouis, et les sourires affichés par les pierres comme des gangues de malice minérale
ne sont là que pour te faire croire – naïf – que ton expérience est unique, tant d’inutiles nous observent prendre plaisir au monde, ce
visage inconnu qui te regarde sans rien laisser paraître de sa lassitude, c’est le tien – ce sont bien nos propres visages qui me sont apparus à ce moment dans le soleil vertigineux, toute la
falaise alors transformée en un immense renard en marche aux couleurs du désert, sa queue en panache se dissipant peu à peu comme la fumée d’une illusion – ce que tu viens chercher ailleurs
ne s’y trouve pas, ce que tu y trouves sans t’y être attendu, c’est ce que tu savais déjà – peut-être confirmé. Luc Barbaro |