Je conserve des sables du monde entier. Je ne les étiquette pas, je sais d’où ils viennent, ils ont part à ma
géographie intime et alimentent mes rituels quand je fais des assemblages. J’ai toujours su que certains lieux me captaient comme s’ils étaient inscrits dans mon cerveau primitif, et c’est
pourquoi je ne peux que les reconnaître, chemins dionysiaques des Céphalophores où saigne un cœur de pierre.
Mes voyages à BaliSumatraJava condensent quelques éléments de ma géographie sacrée. J’y suis arrivée
plusieurs fois au crépuscule, quelquefois à la nuit, au mois une fois de jour. Je me suis souvent apprêtée à le quitter de jour.
A gauche en arrivant un immeuble blanc, ou deux ou trois et une placette de marbre blanc où jouent parfois des enfants silencieux accentuant le vide, ou la transparence des angles droits du parvis.
En face, une colline de roches à nu sur lesquelles s’accrochent quelques villas. Par un sentier on peut accéder
à l’auberge dont la lumière attire tout voyageur. Celle-ci a changé plusieurs fois de tenancier. Je me souviens
d’un Gargantua chaleureux et renverseur de femmes, de ce propriétaire invisible qui était le chef d’une mafia locale, d’un Gobseck du cru.
A droite, une guinguette d’un indigo plus ou moins noir suivant les fois, ses tables et ses tonnelles rehaussées
de couleurs ou de fleurs, comme à Xochimilco. Comme une halte d’après croisière. Derrière un cours d’eau
ou un lac m’étais je dit au premier coup d’œil. En fait, il s’agit d’une langue de terre ocre rouge. Au fond, des
forêts : les territoires de la rébellion. Les maquisards y sont cubains, mexicains, timoriens, corses et j’ai avec
eux des liens secrets et amicaux, j’ai fait mes preuves. Je peux critiquer leurs analyses, polémiquer,
qu’importe ; j’y vais toujours portée par mon plus cher désir. Les touristes, parfois les amis de passage envient ma chance autant que mon courage.
La dernière fois que j’y suis allée, j’avais un rendez-vous militant. A la gargote sur la colline cette fois. Désir
vibrant du sexe au cœur j’entrai. A une table trois hommes : le tenancier, Guy Debord et Benjamin Péret,
pliaient, découpaient dans un format carré, puis empilaient des feuilles de papier cristal. Les militants faisaient
la queue attendant leur pile de tracts qu’ils partaient immédiatement distribuer à des bouches de métro. Quand mon tour est arrivé, j’ai pris (avec émotion et haute conscience de ce moment unique) ma pile de
tracts. Ils étaient vierges de tout écrit.
Bien sûr, j’ai d’abord pensé à l’Indonésie et à ces îles sur la carte desquelles, parmi d’autres, j’avais,
adolescente, tant rêvassé. Mon cousin Alain Spinosi me dit qu’à l’évidence, il s’agissait de la vallée du Fango
en Corse, et j’en convins. Mais la colline de l’auberge est celle qui domine le port de Nice où accostait
autrefois le bateau venant de Corse. Mon grand-père avait bien entendu un café au village de la « Pierre enchaînée ».
. Et le Kama Sutra perçu du bas du lit parental délivra son calembour. Un jour enfin je découvris , grâce à
une « visite à l’intérieur de mes terres » que ma pierre brute était devenue sable, langue de terre. Analyse et
langue des oiseaux, mon esprit depuis, Rectificando, calembourde allègrement sur ses érotiques érosions et les maquis de sa rebellion.
Ce lieu joue aussi, de jour, avec les éditions Célèbes et Alain-Pierre Pillet, avec Jean-Pierre Le Goff et ses
trouvailles, comme Roussillon avec Gilles Dunant ou le Mexique avec Georges-Henri Morin. Mais la plus délicieuse connivence c’est avec le collage de Marcel Mariën Nina rêve
que je l’ai découverte, après que j’eus cessé d’aller à BaliSumatraJava.
Dernière minute : cherchant tout à fait autre chose dans La Clé des champs j’y ai lu :
« la rivière de sable de plus en plus serré qui constitue la vision de l’homme adulte ».