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Y suis-je ?

Le réveil, chaque jour, n’est que la première des questions qu’installe l’oubli moqueur des belles certitudes que portent le plus souvent pour moi les choses de la nuit, choses de la force réelle qui les déclare telles quelles, à l’instant même de toutes éternités imaginables et les poste comme étoiles géostationnaires. De jour le monde n’est peut-être si vaste que de l’expansion de cette question inaugurale en myriades d’interrogations qui pourraient se révéler n’être que mes certitudes vues de dos. Où fus-je, suis-je, serais-je sinon là et quand se reconvertit ce jour en ma nuit, renouvelant la sommation de réaliser une journée qui tienne enfin devant elle. Ce sera de s’y reconnaître tel quel, aussi que se discernera ce qui à égalité avec des évidences intérieurement nécessitées participe à l’action de l’inconnu extérieur.

Le conciliabule inconsolable. Aurélien Dauguet

Le conciliabule inconsolable. Aurélien Dauguet

not finished. Kathleen Fox

not finished. Kathleen Fox

Tout commence par une fin du monde. Recouchons-nous, soyons attentifs. Nous dirons ce qui n’est... qu’en profondeur pour n’être plus seuls à en revenir. Désespérances exaltées, l’espoir n’a le choix d’accoucher que de l’utopie ou du mythe.

Et de l’un à l’autre, l’un dans l’autre ?

Que voyons-nous de la géographie nue cachée dans la forêt neuronéenne, du boulevard Bonne-Nouvelle depuis qu’ILS nous l’ont montré ?

Nous qui nous sommes tous attachés aux pas erratiques de Nadja, celle dont les questions et les réponses se confondent comme les lumières dans l’échange des regards, ne faisons-nous seulement que pressentir comment naissent les mythes et ce que les lieux en suscitent avant de les recéler ? Quant à l’utopie, il ne s’agit en toute simplicité que de faire de belles jambes à l’obélisque, qu’il puisse vaquer hors de sa trop fameuse perspective historique, et à l’exemple de Jean-Pierre Duprey commencer par en éteindre les gloires.

 

Voir ou revoir ces fusées excentriques en les couchant sur ce papier exige une ligne de fuite qui passe la fenêtre, fil qui se joint de lui-même à la toile arachnéenne des rues géocentriques de Paris. Je ne rêve pas, je dérive. Je ne dérive pas, ce sont les continents qui se profilent. La Syrie de mes origines a glissé de son silence séculaire derrière les premières façades de Montr’oeil, les peupliers d’Italie peuplent discrètement les cours et poternes du 13e arrondissement associant nos soifs de lumières au désir végétal. Par bonheur le très riche désert de la Beauce sépare la forêt équatoriale de toute fréquentation urbaine, elle qui conserve depuis l’enfance mes plus fraîches pulsions pour le moment où je deviendrai singe et sur la foi de mes réalisations d’inventeur, gardien à Chaillot du square des Anthropoïdes, où je pourrai veiller à ce qu’au grand bassin les idées qui montent redeviennent nénuphars.

À la projection spontanée qu’exerce mon orient-tentation sur la sphère qui s’étale sous l’enjambée imaginaire, il faut un appui. Rien moins que tout le nord pour y adosser mes désirs. De Clichy à La Chapelle, le NORD où je n’irai jamais que comme vers l’inconscient (jusqu’ici pas plus loin qu’Edimbourg et la mer Frisonne). Je m’assiège de Paris. Micro-macro, j’ai toujours été bien chez moi. Et jusqu’au pire. Il faut croire que j’investis dans la pierre et ne me laisse investir que de ce qui la traverse. Comment se pénètrent les lieux si du mur à l’arbre et à tout épiderme ils ne sont que contours ? Du passé à l’avenir, débusquons les passages, le saumon suivra.

 

Habitations.

Alors que vient de s’imposer à moi pour la première fois l’énigme majeure de ma vie, celle des disparitions de l’amour, celles que posent dans les toiles de Chirico, les ombres allongées de silhouettes solitaires, piégées aux suspensions du temps, aux convergences du point de fuite d’arcades qui ne répètent que l’indifférente immobilité où se fige toute interrogation, s’inscrivent si fortement en moi des pressentiments qu’elles transposent spontanément tout ce que déroulent mes errances de la fin des années quarante, enchaînant les lieux d’un Paris pourtant très animé, en une mise en scène sourde et muette où s’isolent ce qu’il me faut sans doute tenir pour des thèmes personnels. Femme(s) appuyée(s) au rebord de fenêtre(s), fleur(s) des façades rêvant des lointains mêmes dont elle(s) semble(nt) émanée(s). Transfusion réciproque, à vue sous la même lumière des immeubles et des nuages (enchantement ? domestication ? enchantement) ; cheval des glacières ou des corbillards étincelant le pavé de ses fers ; vitrines désuètes ou symboliques, ou de spécialisation telle qu’y apparaît la beauté des ressorts ou des roulements à bille ; aléatoire compétition de coiffures chimériques, et bien sûr, rejoignant en boucle analogique les mannequins d’Hector et d’Andromaque, les propositions engageantes de bandages fanés et de prothèses prometteuses. Trouver en soi réplique géométrique ou symétrie de l’intérieur des choses ? L’envers et l’endroit du « décor » soumis à la même tonalité semblaient retenir une même réponse. Aussi j’éprouvais la nécessité de chercher si parmi des « figures d’habitants » certaines ne ressortaient « d’intérieurs métaphysiques ».

« ... et alors commença la visite de cet étrange immeuble situé dans une rue sévère, mais distinguée et sans tristesse. » (Hebdomeros). Je me vouais aux introductions que constituent les escaliers, frappais à une porte plus suggestive que l’autre, pour, dans l’entrebâillement qui pouvait suivre, recevoir une silhouette ne s’encadrant généralement que de quelques éléments d’une ambiance. Prétextes, excuses. Alors, « en cas d’absence » qui l’était ?

Après des mois de ces vacances de contumace et comme pour en finir avec ces pertes fluviales du temps et de ses affluents, un grand soir vint. En tel tardif crépuscule de juin où les lumières du ciel et des fenêtres hésitant à se relayer, depuis les rues et allées environnant la tour Eiffel, j’imaginais soudain qu’un phénomène patent mais invisible, inconnaissable et pour cause, déclenchait les uns après les autres tous les couples s’apprêtant à l’amour selon le rythme d’une onde développée comme une lente et longue vague orgasmique submergeant toute la ville d’un frisson dont l’immensité même le rendait imperceptible. Alors. Du moment que je l’avais « su », comment faisait-elle encore, l’humanité, pour s’en laisser retrouver si inconsciente sur les grèves du quotidien. Désormais, j’avais l’amorce de ma métaphysique.

Voyagez,

revoyez l’âge et la géo du crayon qui calque le physique à même la pente obliquée du pupitre. Le monde s’y invente dans les sinuosités de ce frottement amoureux, de ces glissements des êtres-objets sur le terrain des objets-êtres. La belle mine. Filmez, photographiez, entrez dans vos sorties, sortez d’entre vous-même, ce pays ambulant, ce lieu sans côtés ni définitions dont chaque aspérité promet le déploiement d’un rêve qui pourrait bien émaner de la volonté des choses. Des choses dévorées de leur signe et dont la permanence en fin de compte plus forte que la nôtre nous hèle aux confluents généreux. Je connais la vraie place Clichy, c’est elle qui le dit dans un rêve ensoleillé de face et vespéral en contrebas à droite. J’y arrive « comme en voiture » par envol d’une autoroute superposée au boulevard des Batignolles. Pas d’embardée, mais dans un moment qui se serait permis de reculer sur lui-même, se stabilise devant moi la butte dont je savoure le bonheur à vitesse contemplative. Je ne vois ni ne cherche la statue, le pont ni le cimetière Montmartre sans doute parce que je les SAIS. Tout ce qui précède le boulevard de Clichy à droite s’est modelé en un vallon relativement profond qui m’offre sa perspective cavalière. Il s’en dégage une atmosphère de vacances grecques. Ruelles en dénivelés labyrinthiques, nombreux restaurants promis en courettes et jardins cachés, le tout baigné dans la variété des étapes d’un nocturne estival qui descend par hésitations localisées.

Son nom, Clichy, me paraît certes des plus actiniques, mais je ne peux guère lui associer, à part le pont sur le cimetière, que quelques points sensibles qui ont plutôt tendance à s’en séparer. La rue Fontaine, la statue manquante de Charles Fourier, le souvenir de « jours tranquilles à Clichy » de H. Miller délimitent cependant assez bien le vallon oniriquement creusé et habité.

À quelques semaines de là, ces lieux inchangés me fréquentaient à nouveau comme si j’y étais resté à m’attendre, sans le savoir. C’est du moins ce que me suggérait la teinture de spleen qui cette fois voilait le regard de celui qui s’en serait absenté. Y aurait-il eu une décision à prendre ? Est-ce la juste manière d’en rendre compte ?

La majorité de mes rêves ont depuis quelques années ce caractère contemplatif. Je me trouve devant, dans, avec des lieux qui persistent calmement. Je m’y déplace seul, heureusement impressionné par des étrangetés ou des beautés apparemment sans références. Les rares silhouettes qui les traversent aussi ne captent guère mon attention. Aucun début d’action ne s’amorce. Je ne suis pourtant pas privé de désirs variés. Les obsessions font encore valoir leurs droits sur mes frustrations. Il semble que je ne m’intéresse qu’à ce qu’il me répugne d’appeler le « décor » du rêve, à ce que le mot lieu se doit d’indéfini pour être appliqué à n’importe quelle singularité, lieux oniriques (?), lieux-objets dont la présence s’accuse de la netteté visuelle réservée aux acteurs. Je ne puis m’empêcher de penser qu’être et choses que Chirico fait saillir aux premiers plans de certains tableaux ne représentent que le questionnement, l’espérance d’écho qui se dissolvent dans l’impassible ordonnance des « fonds ». Je ne doute pas de vivre ma première vieillesse comme une seconde jeunesse. Et si, comme alors je préférais à toutes satisfactions métaphoriques actives, me donner du « métaphysique ». Voire. Avec ou sans cet « e » muet nécessairement ironique.

Mais n’est-ce déjà tout vu ? Par delà le doute fondamental, premier et dernier recours qui creuse à même l’être du verbe, une « méta » physique expérimentale prendrait sa source dans une perception exhaustive de nos mouvements à l’autre. L’autre qui me pénètre de mes propres pénétrations. Elle, moi, lieu de tous les rayonnements, soleil terrestre d’où toute géographie, toute cosmologie ne sont que préfigurations.

Dès lors, que me valent mes parcours sinon qu’à sortir et entrer indifféremment en reconnaissance de tous les liens qui m’y conduisent. Métapoésie, sauts de la mer toujours derrière la prochaine colline. Archipels de civilisations. De ce que sensoriellement toute expérience naît du prétendu subjectif je puis m’alimenter aussi bien de ce chaos parlant nommé hasard. Sélection ? Élection ? Je n’y étais pour rien, j’y suis pour quelque chose. J’irais courir là-bas dans ma pensée la rendre à LA pensée, là-bas où mes plus proches l’ont pressentie ou rencontrée. Comme Guy Girard cherchant à circonscrire ses mouvements et son amplitude autour de Flamanville1.

Y étais-je vers 1980 ? Mes trajectoires à la lisière de ces lieux consistaient en passages répétés, filmant en hélicoptère, dans l’échancrure des falaises, l’émergence calculée du dragon qu’allait contenir la centrale nucléaire destinée à multiplier les « flammes en villes » des excroissances urbaines qui ont caractérisé ces années. Un lustre plus tôt, en une courbe parallèle à ces vols mais plus écartée, retour à la voile de Weymouth, les contraintes de la marée et des vents m’empêchaient d’accoster Aurigny, m’obligeant à contourner de nuit le Nez-de-Jobourg et passer le raz Blanchard par un vent arrière d’opéra wagnérien, à la recherche d’un abri, pour le repasser le lendemain dans l’autre sens en direction de Saint-Malo.

C’est tout ce que j’en puis dire aujourd’hui considérant que je reste à la périphérie du contexte émergeant des investigations de Guy Girard, lequel pousse à mon égard la provocation jusqu’à m’en désigner les traces, presqu’au seuil de mon domicile parisien, rue du Château-d’eau l’empreinte d’un pied sur une dalle du trottoir.

Y a-t-il des pas et des pensées vraiment perdus ?

Se pourrait-il qu’au LIEU de me les faire croiser, le hasard ne les ait contenus que pour me présenter les femmes qui m’ont porté à l’amour et dont, sauf une, l’origine commune me déploie la Bretagne comme la zone érogène au revers de la carte du Tendre ?

Séparé de l’objectif, le subjectif n’est qu’attente et l’expérience prémonition d’impériences. Qui parle de bonne distance quand je me rapproche ? Qui me dira que je brûle ?

Michel Zimbacca