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Flamanville,  flammes en ville, flammes...

Deux mois après son amante, Nande, mon grand-père Lucien est mort comme elle à Flamanville. Ils y avaient vécu vingt ans dans une maison, du jardin de laquelle on voit la mer, et dont ils étaient devenus propriétaires. Ils sont enterrés au cimetière du village. Des premières promenades à Flaman-ville, je garde un souvenir confus, elles datent de cette année-là, 1984. J’y suis retourné ensuite trois fois avec ma compagne Ody Saban à partir de 1991. Et ce lieu a commencé à prendre consistance pour moi par la grâce d’Ody. Toutefois, le beau et curieux village sans centre nous est

apparu multiple et marqué du signe de la mort. Le récit de la dérive qui va suivre (dont je tenterai une première interprétation) ne sera pas seulement guidé par l’amour et l’érotisme mais aussi par le terrible dragon de la pulsion de mort. Dès le premier contact, nous nous sommes égarés le soir en hiver avec notre fille Éden sur la falaise, le dernier sentier se perdant parmi les cris des corbeaux, et c’est de nuit que nous nous sommes avancés dans le long paysage funèbre de la centrale nucléaire, tandis que de l’autre côté, au nord, nous avions été arrêtés par un camp de manœuvres militaires. Pendant notre second séjour, nous nous sommes livrés à une fièvre érotique intense et émerveillée qui nous occupa entièrement, nous empêchant de voir le jour. Enfin, lors de notre dernière visite, notre ami Guy Girard, que nous découvrions comme voisin de village, nous fit visiter certains sites de la falaise d’une façon charmante. Le soir, dès que nous nous sommes retrouvés seuls, Ody et moi, nous n’avons pas pu nous empêcher de jouer avec la demi-douzaine de pendules et d’horloges arrêtées du rez-de-chaussée de notre logis dont la décoration est restée inchangée depuis la mort de Nande et de Lucien. Nous prêtions à ces instruments des noms, des prénoms, des surnoms. Nous les faisions jouer avec la pelle, le râteau et le soufflet du grand feu ouvert, puis parler, chanter, hurler... Cet épisode ludique fut suivi la nuit même de suffisamment de péripéties d’abord exaltantes, puis dangereuses jusqu’à frôler la mort, puis douloureuses (Ody dialoguant avec son père mort), et enfin par une dispute burlesque, pour que notre étonnement se double de l’apaisement profond que procure l’humour noir quand quelques mois plus tard, nous avons hérité chacun en même temps d’une horloge morte. Ces deux horloges de volume et de poids semblables sont faites du même marbre vert veiné de brun, de forme rectangulaire, entourées de dorures du même genre et comportant d’autres similitudes qui les font jumelles. L’une d’elles arrivait d’Istanbul et avait appartenu au père d’Ody décédé voici trente ans, l’autre, liégeoise, surgissait tardivement de l’héritage de ma grand-mère Emma, ancienne amante de mon grand-père Lucien. La très soudaine et fortuite réunion de ces deux objets jumeaux et de provenance géographique lointaine nous sembla faire suite à notre jeu dangereux des horloges mortes et éveilla durablement notre attention.

J’ai interrogé mon père à propos de la maison de Flamanville et de la vie de Nande et de Lucien que j’avais très peu connus. Voici ce qu’il m’en apprit : « Ton grand-père Lucien Mordant est né au début du siècle dans le port de Cardiff séparé, si l’on y pense, par assez peu de terre sèche de la Normandie, mais situé de l’autre côté de la Manche. Ses parents gitans fuyaient la police française. Il passa son enfance en Normandie et le long de la Seine. Il jouait du banjo. Il montrait des lanternes magiques et parfois des ours avec son père Chopin. Mais ton arrière grand-mère Titi Mordant Brahy quitta Chopin pour un dompteur de lions. Chopin en déchira sa chemise en pleurant de douleur... » Je fus surpris de l’origine tzigane de mon grand-père et d’apprendre que sa vie était certainement très intimement liée à la Normandie et à Flamanville qui symbolisaient pour lui son enfance nomade, du moins la période de celle-ci où il vécut avec son père. « Lors d’un voyage au royaume de Belgique, Lucien Mordant connut ta grand-mère Emma qui était née comme lui dans une roulotte. Quelques années après ma naissance, Lucien repartit seul vers la France. Il alla fréquemment en Normandie. Il passa souvent à l’hôtel de la Falaise près du port de Flamanville, Diélette, et il finit par acheter la maison que tu as vue. »

Le récit sommaire de mon père prit alors un tournant qui m’engagea dans une autre direction. « Cependant, Lucien Mordant installa d’abord, peu avant la Deuxième Guerre mondiale un petit commerce à Paris sur le marché aux Voleurs de Barbès. C’est probablement en flânant dans le quartier qu’il rencontra Nande dont la mère qui s’appelait Clémence tenait un petit hôtel de passe en haut de la rue Myrrha. L’amant de Clémence se prénommait Delmas. Il habitait place de Torcy. De nombreuses années plus tard, il se pendit le jour même de la mort de Clémence. ». Voilà maintenant quelque chose qui m’a surpris. Il y a un curieux rapport à travers le temps entre Clémence, Delmas, Nande, Lucien, Ody et moi. Ce rapport se présente à première vue sous une forme géographique et géométrique au sud du xviiie arrondissement de Paris à peu près comme ceci.

A. Mon logement au nord de la rue Duhesme (n° 20) au moment de notre dernier voyage à Flamanville, de l’héritage des deux horloges, du questionnement de mon père, etc. Ody m’a aidé à trouver ce logement.

B. Le domicile d’Ody, 35 rue Simart, depuis la naissance d’Éden en 1982.

C. Le domicile de Delmas, amant de Clémence, place de Torcy jusqu’à la fin des années quarante.

D.. Le domicile de Clémence, Nande et Lucien en haut de la rue Myrrha jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Nous obtenons ainsi un triangle obtusangle fendu par un segment reliant B et D. Or cette figure est exactement celle qu’Ody a le plus systématiquement méditée avant notre rencontre et notamment dans sa peinture, bien que celle-ci ne soit pas « abstraite » ni en rien arrangée à la mode soit-disant « conceptuelle ».

Mais ce triangle, semblable à ceux que l’on retrouve en abondance souvent munis de cornes aux angles supérieurs sur les fresques du site archéologique de çatal Hoyük près de la Cappadoce en Anatolie, fait partie depuis longtemps de sa mythologie personnelle. La place manque ici pour montrer cet aspect intéressant de notre dérive qui appellerait d’autres développements.

Toujours est-il que ce triangle est aussi précisément pour l’instant notre « quartier » bien que délimité uniquement par nos rituels et fait de morceaux de plusieurs ensembles plus homogènes (la rue du Poteau et la place Joffrin au nord – Barbès au sud – le pied de la butte à l’ouest – la Goutte-d’Or à l’est).

Ody y a acheté une chambre pour notre fille Éden au sud de la rue Hermel, dans ce triangle, avant que nous ayons pris connaissance des coïncidences notées ci-dessus ; et je n’ai pas résisté en quittant la rue Duhesme à choisir mon nouveau logement à l’intérieur de cette figure et à deux pas de chez Ody, place du Château-Rouge. Une trentaine de rues traversent notre triangle y débouchent ou s’y insèrent. Le nom d’un quart d’entre elles évoquent directement l’eau ou la mer. Il n’y a curieusement pas encore de rue Flamanville, mais il y a déjà la rue des Poissonniers, la rue du Baigneur, la rue Doudeauville, la rue de Panama, qui croise la rue de Suez, la rue de la Fontaine-du-But, la rue Ramey et la rue Labat, sans compter le fabuleux marché aux Poissons où toute l’Afrique de l’immense banlieue parisienne vient s’approvisionner. L’une de nos rues porte d’autre part le même nom que Michèle (rue Bachelet) qui fut longtemps la compagne de Guy Girard et nous a accueillis avec lui lors de notre dernière visite à Flamanville.

Je n’entrerai pas ici dans les méandres d’une recherche psychanalytique ardue et approfondie. Mais pour le sujet qui nous occupe, Ody et moi aurions d’abord à entreprendre de décrire très précisément nos recherches séparées avant de tenter de faire le point ensemble sur ce qui est arrivé. Il me semble toutefois possible de proposer une première interprétation de cette aventure. À l’intérieur d’une symbolique érotique évidente, ce triangle « à l’envers » et fendu me semble évoquer triplement le mythe de la mort simultanée des amants. Clémence et Delmas morts le même jour, Nande et Lucien la même saison, Ody et moi, recevant, à quelques jours d’intervalle, des horloges jumelles et mortes, et venant de très loin. La mort simultanée est pour les amants la fin la plus désirée. Hors de ce sens strictement littéral, cette mort surgit lors de la plupart des ruptures amoureuses et à l’intérieur même de l’amour réciproque, elle frappe aussi, ne serait-ce que lors de la jouissance sexuelle et de l’orgasme. Comme tant d’autres, Ody et moi avons toujours désiré nous dire : « Nous nous aimerons toujours », mais comme tant d’autres, malgré la force passionnelle de notre union, nous n’avons jamais prononcé ces mots en évoquant un amour réciproque parce que toute autre considération mise à part, nous ne sommes pas tout à fait maîtres... du temps. Peut-être nos désirs inconscients se sont-ils chargés à grand renfort d’appels aux ancêtres d’inscrire toutefois ces paroles dans un mythe qui s’est résumé pour nous sous la forme d’un triangle à la fois familier et énigmatique. Je l’imagine comme l’ombre dépaysée mais grandeur nature des voiles avec leur mât, d’un très grand navire battu à jamais par le vent et la mer à Flamanville entre le phare et la falaise. Mais où le désir nous mène-t-il dans son processus continu de dépaysement avec ses charmes et

ses filaments blancs et noirs ? Vers quelles questions ? Et vers quelle histoire commune et différente (et quelles interprétations et différentes ?) qui continueront à s’inscrire à l’intérieur d’histoires plus vastes, souvent infiniment plus vastes ?

Thomas Mordant

 

La dent de Saturne. Guy Girard

La dent de Saturne. Guy Girard