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Michel Zimbacca

CONSEIL DE NUIT

Communication-Enquête

(Nuit du 18 au 19. 1.1995)

Environ une heure après nous être couchés, ma compagne bouge et parle : « Je ne m'endors pas.» Sa voix, son mouvement ont interrompu quelque chose comme un rêve-conversation. Impression que je ne dormais pas vraiment. Je lui demande ce qui la tient éveillée. Elle ne répond pas. Je l'entends dormir. Déjà ? Que fait le temps ? Je m'assure, elle et la rumeur qui persiste en sourdine sont à portée de main. L'état de bonheur onirique qui m'était dispensé, il suffit de m'y abandonner à nouveau. Il n'en sera rien, ou plutôt presque rien. Alors, que s'est il passé ?

Je ne saurai jamais combien de voix se sont élevées, libérant des chapelets de mots, à une vitesse, qu'éveillé, devant par exemple le débit verbal trop rapide pour moi de certaines personnes, je serais incapable de capter, mais dont là, je participai dans la plus complète aisance. Une connivence menait ce train joyeusement actif suggérant qu'il s'établissait sur quelque événement bienfaisant dont il n'aurait plus été question que de jouir ensemble, les mots et moi, dans les rebondissements d'un phrasé auquel chacune de ces voix apportait en partage la même légèreté. Visuellement, tout cela fuse des mouvements de ressac de divers points d'une sorte de mosaïque charnelle bariolée, dont les lignes de fuite s'estompent vers un horizon courbe très proche, où s'enchaînent çà et là au même rythme, apparitions et disparitions d'«images» ou plutôt d'êtres-images. Le vu et l'entendu sont perçus comme une même chose émanant d'objets vivants, êtres-mots-images, et fonctionne ainsi depuis longtemps sans essoufflement. J'y étais inlassablement.

Maintenant je ne puis plus retrouver aucune des phrases entendues et ne me représente du phénomène que l'aspect visuel général. Mais dans la nuit, l'état de bonheur se maintient pendant que je prends conscience de ce que je viens de décrire et qui m'apparaît subitement, comme en une révélation de la mémoire profonde, intimement familier. «On» vient de m'apprendre, je viens de surprendre ce que j'ai toujours «fait».

Je pense à la réunion au cours de laquelle deux heures plus tôt, nous nous sommes mutuellement interrogés sur nos divers rapports au rêve dans ce qu'ils ont de plus personnels. Sans doute une veilleuse s'est-elle alors allumée qui, ajoutée au réveil provoqué, m' a permis de me surprendre plutôt le sac dans la main, que l'inverse habituel, et sans trop savoir ce qu'il contient.

Il me faudrait noter tout de suite cette expérience, elle est là si près, tout animée encore bien que voilée, mais il serait tellement meilleur de se rendormir et de replonger dans ce plaisir. Mais je ne résiste pas à l'idée de brancher un petit magnétophone de poche à mon chevet qui me sert de calepin. Je répéterai ce que j'entends. Un certain bruissement de la pensée en demi-sommeil qui m'est familier ne tarde pas à s'articuler. Je répète sans tenir compte que cela morcelle l'écoute, ni du doute qui s'introduit quand à la primitivité de ce qui s'enregistre, car j'ai l'impression de courir après le son et par moments d'interpréter, comme il peut en être au jeu du téléphone. Après avoir persisté un moment, j'abandonne. Très excité je me lève pour écouter l'enregistrement et transcrire ce qui suit.

( Les points de suspension marquent les hiatus, dans l'écoute, occasionnés par ma répétition. Les tirets notent les changements de voix, quand je les ai remarqués.)

«... camarade sismique oiseau perdu dans les lentilles ... ravin ravagin ... ¹ fais mise à son arlequin système bascule à la place du tarot ... ¹ y dit, y dit petite auto plate se gare à mélisse c'est lui qui dit ... ¹ oui, oui caméra placard lui a rendu intact de microbe ... ¹ manifeste comme ressort qui boîte à la une ... errement des fourmis entre les yeux d'échec dégage en pantalon caverneux dans la botte ... ¹ l'herbe haute petite astruc siffle son sexe comme trois pommes ... hilarité méduse du chef sans suite à la tentation ... eh costume toi-même sous les pieds, costume toi-même eh flamme et monument strictement femme il faut t'asseoir ... sans donner l'adresse lacustre au plafond d'estomac ... Delphine enfin au feu des aléas la mer masse-terre ... n'ai pas quitté les lieux la vie se tire et se retire mer voisine ...»

Première impression de lecture, la gaieté s'est retirée de la poésie, l'humour a comme changé de couleur, mais je reconnais le caractère général de «l'inspiration». Pendant l'écoute-enregistrement, j'avais nettement perçu les «réticences» de ce qui se présentait comme autant de personnages qui ayant situé le lieu ambigu où je les attendais, sans mauvaise grâce, mais pris de circonspection, employaient une part de leur vivacité à s'assurer (me rassurer ?) de repères extérieurs propres à justifier leurs acrobaties. Ils me voyaient les observer. Mon retrait de la participation générale, mon déplacement vers l'observation fixent le prix de ma déception. N'ai-je pas réintroduit «entre nous» le principe de réalité, là où l'actif nocturne ne se joue et ne se nourrit que de son propre plaisir ?

Je me recouche, espérant retrouver cette fête du sommeil. Mais l'excitation et la curiosité me tiennent. Je remets l'enregistreur en marche et me confie à l'écoute-vision flottante. Après le recueil de ce qui suit, je m'endors. La transcription ne sera faite que le lendemain.

 «...la peine des poissons en stuc en dessous vont filtrer la bastille à pleines mains ... il y a un grand repos dans mon ventre ... il aime c'est la boulangère qui me masse ramassis ... ¹ au soleil ficelle nègre deux fleuris en rouge-sein à l'eau de renverse ... rameurs de caméléon ça stigmate sous l'oreiller à deux têtes ... Wolfélédong ... contient un ventre qui contient un ventre qui contient dialectique vers la nullité ... longueur qui se traîne les farines du funiculaire ... s'approche de la rivière un sac de mésopotamiens sous les eaux sabines ... comme ça fait glisse tu te rends compte tu te rends vif ... filminique roseau roseau agrément pour écrire en vase à tasse ... Frison Roche et sourcier se stimulent en confiance ...»

 

 Au cours de ces deux écoutes-enregistrement, j'ai pu remarquer que la focalisation de mon attention sur les mots s'exerce au détriment du regard sur le spectacle, mais que je «sens» ou «vois» certains éléments visuels s'isoler précipitamment pour se transformer (se traduire) en vocables et se mêler aux phrases que je puis répéter. Des mots m'échappent, fantômes schématiques, qui paraissent se dissoudre dans le fond visuel. (La mosaïque).

La nuit suivante, nouvel essai. Pas la moindre parole ne me parvient. Il est clair que je ne dispose plus de la proximité du phénomène original. Il ne reste que la lourde pâte à laquelle se confrontent généralement les éventuels moments d'inspiration quotidiens.

J'ai dit avoir eu, peu après l'éveil, l'impression que je ne dormais pas vraiment. A distance, je pense que je dormais bel et bien, mais que ma participation au rêve était si active, que l'éveil, la position couchée, l'entrée dans l'obscurité, par un effet d'inversion, m'ont paru, en comparaison de mon état d'activité antérieur, constituer un sommeil.

Les jours suivants, occupé à tenter de rendre compte au plus près de l' expérience, je décide de ne plus provoquer la moindre écoute avant d'en avoir terminé. Et d'ailleurs, que dois-je faire, que ferais-je ? Une systématisation de ces tentatives de captation m'approchera-t-elle de la source magique, ou au contraire l'incitera-t-elle à s'enfouir, à garder plus jalousement encore son secret ?

COMMENTAIRE

La saisie d'une telle activité dans toute sa puissance, le sentiment de son étendue dans la durée intérieure, la reconnaissance intime de sa familiarité ont dépendu dans le cas présent d'un événement extérieur, surprenant le dormeur dans sa pleine participation au concert. Du sommeil vers l'éveil, l'action devient spectacle et audition, et ne laisse bientôt qu'un sourd bruissement qui témoigne que, bien que coupé de la conscience qui se reprend, quelque chose se poursuit laissant un système intuitif resensibilisé, comme rechargé d'une présence oubliée. Présence à soi-même illuminant ces états particuliers, qui dans la nuit, constituent le belvédère de l'éveillé sur le dormeur tout proche.

A l'étape de la captation, j'étais là comme un voleur, ironiquement accepté, auquel ce serait l'objet même de sa convoitise qui aurait inspiré l'état de « sous-veillance » propre à son observation liminaire, mais auquel il serait rendu impossible d'en ressaisir directement le fil créatif sans risque de compromettre des chances indiscernables, tant est puissant le sentiment d'avoir participé à une «opération» qui présente tous les caractères d'une résolution achevée surpassant tout ce que l'espoir et le désir peuvent engendrer dans l'imaginaire conscient.

Telle qu'elle a été fixée, la teneur de l'inépuisable «mono-dialogue» accuse bien des similitudes avec les phrases de réveil. Le ton enfantin et vif en semble un trait caractéristique. Après cette expérience il m'est devenu impossible de me défendre de l'idée qu'elles ne sont que le dernier fragment saisi d'une forme d'activité mentale dont l'auto-développement semble illustrer assez complètement la notion «d'automatisme psychique pur », libre de volonté, y compris celle de s'y adonner, et de tout regard de la conscience, du moins telle que nous nous en représentons les divers états depuis la vie éveillée.

Devant la multiplicité de ces voix inidentifiables et aussi endiablées que l'animation visuelle dont elles émanent, le « Qui suis-je ? » cède le pas. De quoi suis-je fait pour me trouver à la fois sujet et objet de leur connivence, pour être à même de me donner ce dont je ne dispose pas en réplique définitive à toute misère et laisser si loin derrière ce qui conditionne refoulements et inhibitions ? Pour être capable de filer cette trame de pur plaisir et concourir généreusement, envers et contre tout à ma propre confortation psychique, qu'est-ce qu'un tel fonctionnement me tend à saisir ? Ce qui est si profondément enfoui et actif mène-t-il au plus vital de nos enracinements ? Avec ou par ce que se transmet la vie dans ses métamorphoses ? Si dès que le conscient se présente en miroir, l'effet de réflexion infléchit les formes de cette activité, est-ce bien toujours lui, et lui seul, qui l'articule aux nécessités communicatives du langage ?

Parmi les caractéristiques fonctionnelles du phénomène considéré dans sa seconde phase

( conditions décrites de sa captation ), je voudrais attirer l'attention sur la fluidité de comportement de l'induction automatique devant le regard semi-conscient. Selon les inflexions variables de l'attention, elle-même induite par les bipolarisations éveillé-dormeur, volonté-abandon, réalité-plaisir, elle semblerait fonctionner comme une « censure » conditionnelle. «¹ Laisse-moi faire et je te laisse faire» ! Notamment à travers l'exercice de sa faculté de conversion de l'image en mot et du mot en image, dont j'ai pu observer que l'une échappait tandis que l'autre était livrée à l'observateur. Cela ne suggère-t-il pas, qu'avec sa vitesse supérieure, qualifiée d'automatique, un regard alors plus puissant que celui du conscient, maîtrise le jeu des échanges avec des moyens qui font défaut à notre pensée appliquée ?

Dans l'attente d'autres témoignages et observations, je me permets de présumer, à titre hypothétique, que cette activité sous sa forme première, entièrement spontanée, procède d'une sorte de mise en phase de la perception mentale, avec son pôle émetteur. Ceci correspondrait à un besoin profond d'unification des éléments de la pensée, cherchant à ouvrir la meilleure et plus rapide conduction à un langage capable de se véhiculer aussi allègrement à travers les produits sensoriels qu'à travers leurs symboles, déliant l'esprit de cette dichotomie et lui restituant une liberté spécifique, dans un sentiment de complétude incomparable.

La langue des oiseaux ?

Dans le Bourgeon-corail , Jean-Pierre Guillon avance l'idée de « ... la permanence en l'homme d'un courant continu, perceptible à certains moments privilégiés.» ( Bulletin de liaison surréaliste n 3 ). Dans le Message automatique, André Breton postule : « Toute l'expérimentation en cours serait de nature à démontrer que la perception et la représentation ne sont à tenir que pour le produit de dissociation d'une faculté unique, originelle, dont l'image eidétique rend compte et dont on retrouve la trace chez le primitif et chez l'enfant.»

Le but de cette communication est d'inviter au témoignage d'expériences analogues ou voisines, afin de soumettre au plus large examen possible une forme spontanée d'activité de l'esprit qui, surprise à même la diversité possible des conditions extérieures susceptibles de la provoquer, serait propre à concrétiser les voies d'accès et de reconnaissance de cette faculté unique.

Parallèle, symétrie ?

Vitesse, profusion, spontanéité irrépressible des enchaînements, inépuisable énergie, les caractères les plus frappants de cet automatisme intégral ne pouvaient manquer de me rappeler une autre expérience vécue il y a plus de huit ans, à l'état de veille. Similitude de fonctionnement, mais posture différente. Réduit à la passivité jusqu'en mes réactions, je ne me sentais en rien participer de ce que je subissais. Il en allait de même, à ce moment de ma vie de mon état psychologique qu'il me paraît nécessaire de camper succinctement.

Plongé dans les tourments d'une rupture amoureuse dont tous motifs m'étaient refusés, je ne faisais face qu'en multipliant des tentatives épistolaires d'expression affective, assorties de demandes d'explications. Le silence et l'absence auxquels j'étais en butte ne me portaient qu'à les renouveler de plus en plus compulsivement. Après quelques mois ainsi absorbés, je tentais un acte introspectif, consistant à amplifier volontairement par tous moyens de l'imagination ce que je souffrais, à donner toutes forces à mes motivations et à mes désirs frustrés. La détente qui ne put manquer de suivre me laissa au plus profond, comme dans un lieu vierge de toutes blessures, bleu d'un ciel d'eau intérieur où celles-ci n'apparaissaient plus que comme un enchevêtrement d'algues flottant au-dessus de moi. Je sentais s'opérer ma délivrance. Le lendemain, alors que je me sentais réinvestir mes sens et mes antennes, à nouveau porteur de cette chaleur propre à rendre positive la solitude de base, à un moment sans doute quelque peu méditatif, se mit en branle un manège mental à dominante visuelle, dont je ne saurais plus retrouver le contenu, ni si d'autres voix que celle du soliloque s'y faisaient entendre. L'automatisme m'imposait ses accélérations, sa profusion, avec la même implacable énergie, débordant un conscient paralysé, provoquant alors un vertige des plus pénibles, sorte de délire distant. L'oppression que j'en ressentais me replongeait dans la déréliction de l'avant-veille. Sans rien changer à ce sentiment, il suffisait que je m'active à quelque tâche manuelle quotidienne pour que le manège s'alentisse et laisse place à un rythme de la pensée où l'obsessionnel revenait le disputer à la mélancolie, pour reprendre dès que je m'abandonnais au repos. Ce «délire» paraissait destiné à m'étourdir. Son contenu ne charriait que peu de représentations liées à ma situation d'alors. Je pense qu'il n'aurait pu être question d'en capter que des bribes. Par vagues successives il a occupé tout l'après-midi, la soirée et la première partie de mon sommeil. Le lendemain, j'étais lavé, cinq semaines après, l'éventuel me trouvait disponible.

Inconscient culturellement plus redouté qu'attendu, conscient érigé en défenses et en protections, les mouvements de leurs relations effectives seraient à envisager non plus seulement depuis les décodages analytiques de leur contenu, mais aussi à travers l'alternance quotidienne de leurs emprises sur nos facultés, à partir de leurs accouplements où se décèlent des ressources fondamentales de l'esprit.

Selon ce que les mots font avec nous la nuit, qui s'y fait jour et nuit, évacuation et recharge, magnificence et misère, viduité et plénitude, souffrance et plaisir ; quelle que soit aujourd'hui l'étroitesse du col par lequel inconscient et conscient communiquent, bientôt leurs noms pourraient paraître interchangeables selon les phases d'une vie reconnue à son potentiel de réinvention quotidienne, comme à plus longue portée.

Plutôt que d'être fixé par les architectures de nos peurs, d'y être répété en allers idéaux et retours matériels, le monde ne voyagera plus en nous, à travers notre condition réelle reconquise, que pour s'éclairer les voies de désirs de longtemps pressentis.